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02/01/2010

D'Alembert: Mathématiciens des lumières

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D'Alembert: Mathématiciens des lumières

Dossier coordonné par Pierre Crépel

Sommaire



La science, toujours ...

Pierre Crepel (CNRS)email




SOMMAIRE


1 . Introduction

2. Des sources lacunaires, des œuvres trompeuses, des partis pris discutables

3. Etrange jeunesse

4. Les débuts de la gloire

5. La décennie de l'Encyclopédie

6. Ces curieuses années soixante

7. Le 'vieux' D'Alembert

Encarts
Encart 1: Deux premiers contacts un peu froids

Encart 2: Les trois temps de la vie scientifique de D'Alembert

Encart 3 : Savants contemporains

Encart 4 : Lettre d'Auguste de Keralio à Paolo Frisi

Figures

Figure 1: Maupertuis
Figure 2: Lettre de D'Alembert à Rousseau
Figure 3 : La corderie, planche de l'Encyclopédie
Figure 4 : Lettre de Julie de Lespinasse
Figure 5 : Les revenus de D'Alembert



Difficile d'avoir, plus que D'Alembert, pignon sur rue, au milieu du Siècle des Lumières. Rédacteur du "Discours préliminaire" de l'Encyclopédie, l'ouvrage phare de l'époque, membre de toutes les académies, correspondant privilégié de Voltaire et de quelques souverains éclairés: D'Alembert est l'homme public par excellence.
On attendrait donc que rien de sa vie ne puisse nous échapper et qu'il suffise d'ouvrir n'importe quel dictionnaire biographique réel ou virtuel pour connaître tant l'essentiel que l'anecdotique. Et pourtant ...
Les notices des encyclopédies modernes sont assez approximatives et peu équilibrées, divergentes sur les appréciations et même souvent sur les faits. Il n'existe pas de grande thèse, pas de biographie de référence sur ce savant, cet encyclopédiste, cet homme de lettres. Et la meilleure source reste son "éloge" par Condorcet quelques mois après sa mort. Certes, on dispose d'un livre intéressant, talentueux et instructif de Joseph Bertrand (1889), secrétaire de l'Académie des sciences et membre de l'Académie française. Certes, il existe aussi une sorte de biographie littéraire et philosophique très agréable et très oxfordienne, fourmillant d'informations assez originales par Ronald Grimsley (1963). Certes, on a également un instrument de travail fort précis, à savoir une thèse "bio-bibliographique" remarquable, très sérieuse, soutenue en 1967 par Gilles Maheu, mais non publiée. Certes il y a des ouvrages de qualité, consacrés soit à tel aspect de D'Alembert, soit à son milieu et dans lesquels il est l'un des personnages principaux. Cependant, reconstituer la vie de cette célébrité des Lumières reste une tâche à collecter par petits bouts. Pourquoi cela ?

Des sources lacunaires, des œuvres trompeuses, des partis pris discutables


La première raison du malaise qu'on éprouve face aux biographies de D'Alembert tient à l'inégalité des sources. Si, à partir de sa gloire, disons vers l'âge de trente ans, on dispose d'une abondance (voire d'une surabondance) d'archives, de lettres, de textes imprimés, ou de ragots; en revanche, pour la jeunesse, c'est la disette. On n'a pour le moment retrouvé aucune lettre, ni de lui ni à lui, datant d'avant 1746 (à l'exception de sa lettre de nomination à l'Académie des sciences en 1741): comment cela est-il possible ? 

La seconde raison, c'est que les ouvrages et mémoires mathématiques de D'Alembert sont difficiles à lire, donc à apprécier, que l'auteur n'a souvent guère déployé d'effort pour se faire bien comprendre et qu'il nous a donné le change en alternant les revendications de priorité quasi-obsessionnelles et des proclamations d'auto-dénigrement. Ainsi la critique s'est-elle souvent gravement trompée sur le rapport aux mathématiques de l'auteur dans la seconde moitié de sa vie, disons à partir des années 1750.

La troisième raison, c'est que les historiens et commentateurs ont été en général soit "littéraires", soit "scientifiques", mais rarement les deux à la fois. Selon les biographes, la couverture a été tirée d'un côté ou de l'autre, sans que l'interaction entre les deux aspects du personnage (si tant est qu'il y en ait deux et qu'il n'y en ait que deux) ait été bien gérée. On en a trop souvent fait un savant avec un vague appendice d'autre chose, ou au contraire un personnage qui serait passé, avec l'Encyclopédie, du mathématicien total au philosophe-pamphlétaire-littéraire total.

Nous allons essayer de nous frayer un chemin au milieu de ces écueils, en insistant sur les aspects qui nous semblent les plus méconnus: l'enfant "abandonné", sa formation, ses débuts scientifiques, le tournant des années soixante, celui des années soixante-dix, enfin la vie quotidienne à l'Académie française

Etrange jeunesse


D'Alembert naît au début de la Régence et passe presque toute sa vie sous le règne de Louis XV. Il est le fils naturel d'une femme du monde, Madame de Tencin (1681-1749), et d'un militaire, le chevalier Destouches (1668-1726), et il a été déposé devant l'église Saint-Jean-le-Rond le 16 novembre 1717, puis mis quelques semaines en nourrice, puis confié à "la femme d'un vitrier", Mme Rousseau. Mais ne soyons pas dupes, ce n'est pas un enfant purement et simplement "abandonné", on a gardé l’œil sur lui et son père lui paie vite une pension et des études. Un voile plus ou moins pudique a été posé sur ces événements, mais il n'est peut-être pas désespéré de trouver quelques renseignements un jour ou l'autre dans des archives liées à l'une des deux familles de ses géniteurs. Madame de Tencin est une des femmes les plus célèbres de Paris, soeur du cardinal de Tencin, l'un des prélats les plus influents. Sa grossesse n'a pu passer inaperçue.



De l'ordonnance de nous Nicolas Delamarre,conseiller du Roy, commissaire du Chastellet, a esté levé un garçon nouvellement né, trouvé exposé et abandonné dans une boette de bois de sapin, exposé dans le parvis Notre-Dams sur les marches de l'église de Saint-Jean-le-Rond, lequel nous avons à l'instant fait porter à la couche des enfants trouvez pour y estre nourri et allaité en la manière accoutumée. Fait et délivré le seize novembre mil sept cent dix-sept, six heure du soir.

Delamarre
Procès verbal relatant l'abandon du nourisson D'Alembert. Dans le registre des admissions des enfants trouvés est par ailleurs mentionné "Jean le Rond, nouveau-né, sur procès verbal du commissaire Delamarre, du 16 novembre 1717, donné en nourrice à Anne Freyon. [Le 1er janvier 1718,] l'enfant a été rendu à ses parents. Cet enfant a été rendu à Sieur Molin, médecin ordinaire du Roy, qui s'en est chargé". Une "boette de bois" au lieu d'un simple lange, un "médecin ordinaire de Roy": ces indices montrent que l'enfant eut droit à un traitement de faveur.



Examinons de plus près le procès-verbal du commissaire-enquêteur et le registre matricule des admissions à l'hôpital des Enfants Trouvés (encadré ci-dessus). Comme le remarque Léon Lallemand: "les pauvres être délaissés n'étaient jamais placés dans une boëtte de bois; on se contentait habituellement de les poser à terre ou sur un banc". Nous ignorons si le commissaire Nicolas Delamarre a simplement signé le procès-verbal à titre administratif ou s'il a lui-même enquêté; nous noterons toutefois que Delamarre (1639-1723) était doyen des commissaires du Châtelet et auteur d'un important Traité de la police en trois volumes. Et depuis quand un enfant "abandonné" serait-il "rendu à ses parents" par un "médecin ordinaire du Roy" ?

Il faut bien reconnaître qu'à propos de la prime enfance de D'Alembert, on n'en sait guère davantage que les pièces officielles que son abandon et de ce qu'en dit l'intéressé dans "le Mémoire de D'Alembert par lui-même", en particulier dans la note suivante:
"Mr. d'alembert dèz l'age de 4 ans fut mis dans une pension où il resta jusqu'à l'age de 12. Mais à peine avoit-il atteint sa dixieme année, que le maitre de pension [M. Bérée] déclara qu'il n'avoit plus rien à lui apprendre, que Mr. d'alembert perdoit son temps chez lui, et qu'on feroit bien de le mettre au college où il étoit capable d'entrer en seconde."


Les travaux récents de Blake Hanna, puis le numéro 38 de Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie (avril 2005), entièrement consacré à la formation de D'Alembert, nous permettent maintenant de suivre ses études et sa jeunesse intellectuelle jusque vers 1738-1739. Les sources dont on dispose à cet égard se trouvent à la fois dans les manuscrits du savant et dans les archives des institutions qu'il a fréquentées. Le jeune homme est donc, à partir de l'automne 1730, élève du Collège des Quatre-Nations, l'un des plus prestigieux de Paris, où ont étudié en même temps que lui de nombreux personnages devenus célèbres. Il en sort maître ès arts le 2 septembre 1735, il obtient ensuite un grade universitaire de droit en 1738, puis fait un an de médecine, sans trop de goût, jusqu'en 1739 et surtout se lance dans les mathématiques en quasi-autodidacte.

D'Alembert n'a pas une très haute idée de l'enseignement qu'il a subi. Il termine ainsi l'article College de l'Encyclopédie (1753):
"je ne puis penser sans regret au tems que j'ai perdu dans mon enfance: c'est à l'usage établi, & non à mes maîtres, que j'impute cette perte irréparable; & je voudrois que mon expérience pût être utile à ma patrie."
Plus haut, dans le même article, figure ce passage célèbre:
"(...) un jeune homme après avoir passé dans un collége dix années, qu'on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu'il a le mieux employé son tems, avec la connoissance très imparfaite d'une langue morte, avec des préceptes de Rhétorique & des principes de Philosophie qu'il doit tâcher d'oublier; souvent avec une corruption de moeurs dont l'altération de la santé est la moindre suite (...)".
Dans sa biographie de D'Alembert, J. Bertrand trouve ces affirmations un peu injustes et appelle à les relativiser:
"L'éducation, à toutes les époques - on aurait grand tort de s'en plaindre, - a joint aux connaissances réellement utiles à tous un savoir convenu, sorte de franc-maçonnerie entre ceux qui le possèdent."
Et il ajoute que "savoir parler, raisonner et écrire" sur les choses qu'on a apprises est une condition nécessaire à une bonne formation et que, si elle n'est pas acquise à vingt ans, "on risque fort de l'ignorer toujours".
On notera la diversité de la culture de D'Alembert concernant toutes sortes de disciplines: le latin, la logique, le droit, la médecine. Si insupportables qu'aient été pour lui les arguties théologiques de ses maîtres jansénistes, elles ont exercé son art de réfléchir. En revanche, comme il le reconnaîtra lui-même, il est assez ignorant en chimie et en histoire naturelle.
Le caractère autodidacte de sa formation mathématique ne doit pas exagérément tromper. Au collège, à l'époque, on commençait la géométrie et un peu d'algèbre très tard, vers seize ans et on n'en faisait pas longtemps. Les universités se consacraient au droit, à la médecine et à la théologie, il n'y avait ni facultés des sciences, ni facultés des lettres; seules les écoles militaires donnaient des études mathématiques plus poussées et d'ailleurs elles ne se développent pour l'essentiel que plus tard dans le siècle. La plupart des savants géomètres du XVIIIe siècle ont appris par eux-mêmes ou avec leur famille ou grâce à des professeurs qui les ont accompagnés hors des cours obligatoires.

A la fin des années trente, D'Alembert se passionne pour les mathématiques dans leur diversité: algèbre, géométrie, calcul différentiel et intégral, mécanique, hydrodynamique. En quelques années (1739-1742), il propose à l'Académie des sciences des mémoires sur ces différents sujets. Les questions qu'il aborde sont à peu près les mêmes que celles abordées par les principaux membres de cette compagnie: Dortous de Mairan , Clairaut, Maupertuis, Privat de Molières ... Le talent du jeune savant est indéniable, mais probablement son ascension est-elle également facilité par divers académiciens en place, soit grâce à son origine familiale, soit par l'intermédiaire d'amis connus au collège. En tout cas, D'Alembert devient lui-même "adjoint astronome" le 13 mai 1741. Parmi les mémoires qu'il présente, l'un d'eux fait particulièrement impression, c'est celui qu'il lit fin 1742 et qui va bientôt devenir le Traité de dynamique.


Les débuts de la gloire


C'est donc le Traité de dynamique qui assure la gloire de son auteur dès 1743. Maupertuis fait partout l'éloge de l'homme et de l'oeuvre: il écrit à Jean II Bernoulli à Bâle, le 12 novembre: "Voilà un jeune Dalembert qui est véritablement un prodige, étant parvenu tout seul au point où il en est en géométrie; et joignant à cela toutes les autres formes d'esprits qu'on peut souhaiter; jusqu'à celui de comédien et de pantomime excellent. Avez-vous vu son livre de dynamique, qu'en pensez vous et qu'en pensent votre père [Jean I] et votre frère [Daniel] ? Quel que soit l'ouvrage, l'auteur est bien au-dessus et avec l'âme la plus blanche qui ait jamais été". Comme dit Elisabeth Badinter, dans les Passions Intellectuelles, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre et Daniel Bernoulli s'empresse d'en informer à Euler à Berlin.



Figure 1
Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759)




Malheureusement, comme nous l'avons dit, on ne connaît pas de correspondance de D'Alembert à cette époque. Néanmoins on sait qu'il est introduit dans les salons, probablement par Maupertuis, au plus tard en 1743, dans celui de Mme du Deffand, dans celui de Mme Geoffrin. A l'époque, Mme de Tencin (qui est la mère de D'Alembert !) tient l'un des salons les plus en vue de Paris où viennent les académiciens les plus renommés, Mairan, Maupertuis et Fontenelle. Difficile de croire que, même si D'Alembert n'a aucune relation avec sa mère, dans ce petit monde où tous se connaissent, la parenté ne fasse rien à l'affaire.
Coup sur coup, dans les quelques années qui suivent, D'Alembert enchaîne les traités et les mémoires les plus marquants: sur les fluides, le théorème fondamental de l'algèbre, les cordes vibrantes, la précession des équinoxes, la théorie de la Lune. Mais ce qui change sous un autre aspect le cours de sa vie, c'est le prix de l'Académie de Berlin sur la Cause générale des Vents, en 1746. La pièce de l'auteur est remarquable, bien qu'elle réponde assez peu au problème posé, qu'elle soit plutôt une théorie des marées atmosphériques et qu'elle apporte plus de nouveauté en mathématiques qu'en physique. Surtout, elle lui ouvre l'amitié de Frédéric II et lui permet une correspondance dense avec Euler, le plus grand mathématicien du siècle. 1749 marque une apogée.

La décennie de l'Encyclopédie


D'Alembert s'est engagé plus tôt qu'on ne croit dans l'aventure encyclopédique, dès décembre 1745. Dans l'une des premières lettres qu'on connaisse de lui, il écrit à Adhémar, au printemps 1746: je traduis "une colomne par jour du dictionnaire anglois des arts [... ce] qui me vaut trois louis par mois".
Il s'agit bien sûr de la Cyclopaedia de Chambers (la première édition est de 1728) qui constitue le point de départ de l'Encyclopédie. A l'époque c'est l'abbé de Gua qui est chargé par les libraires de la coordination intellectuelle de l'entreprise, mais cette tâche va vite être confiée à Diderot et à D'Alembert. Entre ces deux hommes, Rousseau, Condillac, etc. c'est alors l'effervescence.
Le Prospectus sort en 1750, le premier volume fin janvier 1751, avec le "Discours préliminaire" signé D'Alembert. Le Discours vaut à D'Alembert la haine des conservateurs et des dévots. Mais il lui vaut aussi l'admiration des Philosophes. Mme du Deffand se lance dans une campagne tous azimuts pour faire élire D'Alembert à l'Académie française: le 28 novembre 1754, la chose est faite, après plusieurs échecs. La première édition des Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie, publiée "à Berlin", en fait à Paris, en 1753 était-elle un dossier de candidature à l'Académie française ou bien un ouvrage original, cohérent au-delà de son aspect anarchique ? C'est ce que nous examinons dans un autre chapitre. En tout cas, D'Alembert joint maintenant la gloire littéraire à la gloire scientifique.
L'implication du savant est intense dans l'Encyclopédie jusqu'au début 1758, c'est-à-dire jusqu'à la polémique de l'article "Genève" et à l'attaque massive des adversaires des Philosophes.
D'Alembert rédige des articles, surtout de mathématiques et de physique, mais il recrute aussi des collaborateurs tant dans les académies des sciences que chez les philosophes les plus prestigieux (voir le chapitre consacré à cette question). Bien que sa participation soit moindre que celle de Diderot, c'est souvent lui qui en est considéré alors (en partie à tort) comme l'âme, surtout dans les pays étrangers.



Figure 2

Lettre de D'Alembert du 27 juin 1758 à Rousseau, un des détracteurs de l'article "Genève" de l'Encyclopédie. Deux jours plus tôt, Rousseau s'était justifié en lui écrivant qu'il avait "tâché d'accorder ce que je vous dois avec ce que je dois  à ma Patrie".




On a beaucoup parlé des salons comme lieux d'élaboration de la pensée des Lumières. On néglige trop le rôle des librairies. Le passage suivant d'Auguste-Savinien Le Blond, publié en 1802 dans l'Appendice de l'Histoire des mathématiques de Montucla, nous en apprend plus qu'un long discours sur ce milieu au cours de la décennie de l'Encyclopédie:
"On a souvent vu les gens de lettres rechercher dans la librairie des rapports également essentiels à leur gloire et à leurs intérêts; et plus d'une existence scientifique a dépendu de tel ou tel degré de facilités offertes par le commerce à la publication d'un ouvrage; c'est le témoignage que Lalande rend au libraire Desaint.
Mais la maison de Jombert avoit véritablement un caractère plus intéressant par l'aisance et la bonne humeur du maître, et les agréments de sa femme; ce magasin étoit devenu le chef-lieu de la librairie des sciences et des arts.
C'est là que riant des Académies, et de la morgue dont chacun d'eux au Louvre n'avoit garde de se défendre, le mathématicien et le poëte, le moraliste et le tacticien, le peintre et le médecin se réunissoient chaque soir, et pour conserver une de leurs expressions familières, s'émoustilloient mutuellement pour entretenir leur esprit dans la vivacité et le ressort, nécessaires à toutes ses opérations, et où des soupers agréables terminoient souvent des soirées intéressantes.
Le rapprochement étoit d'autant plus piquant chez Jombert que son fonds, principalement consacré aux mathématiques, s'étendoit nécessairement à deux ramifications bien riches, l'art militaire et l'architecture, et que par celle-ci, aussi bien que par la perspective, se rattachoit le peu de livres que les beaux-arts aient fournis.
Aussi avec Diderot, d'Alembert, de Gua, se trouvoient Lalande, Blondel, Cochin, Coustou, le Blond, mort en 1781, et son neveu.
C'est parmi eux qu'il [Montucla] trouva non-seulement des émules, mais des amis pour le reste de sa vie; et le Blond, d'Alembert, Cochin furent ceux qui survécurent le plus."




Figure 3


La corderie, planche de l'Encyclopédie




1758-1759 sont des années de rupture: avec l'Encyclopédie, avec Diderot. Certes D'Alembert, après s'être fait un peu prier, continue à rédiger des articles scientifiques dans le dictionnaire, mais il cesse le reste: les articles "philosophiques", la recherche de collaborateurs, la co-direction. Il se lance dans une nouvelle édition de ses Mélanges, plus que doublée de volume, notamment avec son "Essai sur les élémens de philosophie".

Ces curieuses années soixante


Nous venons de voir l'investissement de D'Alembert, au cours de la décennie cinquante, dans la rédaction et la co-direction de l’Encyclopédie. Le savant ne cesse pas pour autant les recherches proprement scientifiques, mais il présente peu de mémoires académiques ; même ses deux traités publiés en 1752, puis en 1754-56, résultent de fait assez largement de recherches effectuées à la fin de la décennie précédente. Dans cette époque de transition, les articles de l’Encyclopédie peuvent lui servir à la marge de lieu de diffusion de quelques résultats nouveaux, mais le genre même encyclopédique ne peut s’y prêter qu’occasionnellement. Cela signifie-t-il, comme on l'a dit souvent, que D'Alembert a pour l'essentiel abandonné les sciences vers 1750-1755 pour se consacrer à la littérature, à l'histoire, à la philosophie, à la vie de salon, à la polémique et aux combats politiques ? Rien n'est plus faux. La décennie soixante est riche de travaux scientifiques originaux, mais elle est déroutante pour diverses raisons, dont la stratégie éditoriale de l’auteur avec ses étranges « Opuscules mathématiques ». 

Les relations entre D’Alembert et les académies se sont tendues dans les années cinquante, voyons-en les causes.
La première d’entre elles remonte au prix de l’Académie de Berlin sur les fluides. D’Alembert a envoyé une pièce latine en décembre 1749 pour concourir à ce prix et, sous l’impulsion d’Euler, le personnage le plus influent de l’académie, le prix lui a été refusé. Euler a en outre utilisé les idées qui y étaient contenues pour rédiger plusieurs mémoires sur les fluides, dans lesquels on trouve ce qu’on appelle aujourd’hui « les équations d’Euler ». L’encyclopédiste français a très mal pris la chose et a décidé un peu plus tard d’éditer une version française enrichie de sa pièce, ce qui va donner l’Essai d’une nouvelle Théorie de la résistance des Fluides (1752). 

D’Alembert a vraisemblablement espéré un soutien actif de l’Académie des sciences de Paris sur ce conflit. Certes, celle-ci l’a d’abord autorisé à lire une synthèse de son travail à l’Assemblée publique de rentrée d’automne, le 13 novembre 1751. Ensuite, par le rapport de Nicole et Lemonnier, elle a « jugé digne de l’impression » l’ouvrage qui en est issu, Essai d’une nouvelle Théorie de la résistance des Fluides, ce que le secrétaire Grandjean de Fouchy a certifié le 22 décembre 1751, permettant ainsi la publication « avec approbation et privilege du roi ». Elle a ensuite annoncé la parution de l’ouvrage, mais seulement en quelques lignes. D’Alembert s’attendait à un long compte rendu élogieux et, du coup, est sans doute entré en fureur. Le registre du Comité de librairie comporte, à la date du 14 février 1756 une étrange question (d’apparence générale, sans mention de nom) de Grandjean de Fouchy sur l’obligation ou non qu’avait le secrétaire de faire, dans la partie « Histoire » des volumes académiques, un « extrait de l’ouvrage d’un académicien qui s’est contenté d’en mettre un exemplaire dans la bibliothèque, sans lui faire la politesse de lui en donner un ». Il lui est répondu que c’est facultatif. Les registres des séances de 1756, à la date du 7 décembre, montrent que l’incident concerne précisément D’Alembert et l’Essai sur la résistance des fluides. Finalement, pour « faire plaisir », Grandjean de Fouchy rédige un compte rendu de l’ouvrage.

D’autre part, non seulement D’Alembert a coupé les ponts avec Euler, mais ses rapports avec l’Académie de Berlin se dégradent sérieusement suite à diverses polémiques relatives au calcul intégral, à la précession des équinoxes et aux cordes vibrantes. L’affaire éclate publiquement en février 1757, parce qu’Euler refuse à D’Alembert une sorte de droit de réponse dans les volumes de l’Académie de Berlin. Ce dernier proteste par une lettre à Formey du 4 février. L’Académie de Berlin confirme ce refus le 17 février, en dédouane Euler, endosse la responsabilité et publie la lettre de D’Alembert avec une mise au point.

Il existe d’ailleurs d’autres incidents à répétition à Paris, notamment avec Clairaut et Fontaine. Dix ans plus tard, D’Alembert le rappelle dans une lettre à Lagrange du 2 mars 1765. « [...] je veux éviter les tracasseries avec l’Académie, où je ne donne point de Mémoires par les raisons que je vous ai dites, et même avec l’Académie de Berlin, où depuis longtemps je n’en envoie pas non plus [...] »

Malheureusement, D’Alembert n’est pas plus explicite et il est probable que « les raisons que je vous ai dites » aient été exposées oralement à Lagrange lors de son passage à Paris en 1763, ce qui donne peu d’espoir de retrouver des développements écrits desdites raisons qu’on entrevoit cependant assez bien.

Nous parlons ailleurs du contenu des Opuscules mathématiques, de leur originalité. Limitons-nous ici à quelques remarques: ce sont environ quatre mille pages s'étalant sur vingt ans (1761-1780) et traitant tous les sujets, sous une forme assez désordonnée et souvent peu pédagogique, l'auteur exposant les idées "comme elles lui viennent"; plus on avance dans le temps, plus les mémoires sont décousus. Aux thèmes que D'Alembert abordait dans les années quarante, il en ajoute ici deux autres: l'optique et les probabilités.

En 1760, nous sommes en plein milieu de la Guerre de Sept Ans (1756-1763). La France y est opposée tant à l'Angleterre qu'à la Prusse de Frédéric II. Les institutions scientifiques sont désorganisées, les volumes des académies ne paraissent plus ou prennent des retards indéterminés, les communications sont plus ou moins coupées, les découvertes marquantes faites à l'étranger sont souvent ignorées. Un événement qui va changer assez notablement la vie scientifique concrète de D'Alembert, c'est comme nous le verrons dans un autre chapitre, la venue à Paris du Suédois Bengt Ferner en novembre 1760, les savants français, à commencer par Clairaut et D'Alembert apprennent les travaux théoriques et pratiques des Anglais et des Suédois sur les lunettes achromatiques et D'Alembert va se lancer à corps perdu dans un millier de pages de calculs qui vont l'occuper longtemps jusqu'au milieu de la décennie.

La Guerre de Sept Ans terminée, D'Alembert répond enfin à l'invitation de Frédéric II et se rend à Potsdam et à Berlin, à l'été 1763, il y renoue aussi provisoirement avec Euler jusqu'à ce que les deux hommes se refâchent à nouveau début 1765. Mais deux grands changements se produisent alors dans la vie de D'Alembert. Le premier c'est le voyage de Lagrange à Paris que nous avons évoqué ci-dessus. Les deux hommes avaient une correspondance, mais purement scientifique et assez distante, depuis 1758; à partir de 1763, elle s'intensifie et devient amicale: enfin D'Alembert n'est plus isolé comme savant-philosophe, il va l'être encore moins parce que Condorcet, âgé d'un peu plus de vingt ans, devient vite son ami le plus proche. 

Le second changement se situe en 1765: en quelques mois tout est bouleversé. D'Alembert publie son seul ouvrage polémique sur la religion et sur l'Eglise, la Destruction des jésuites, d'ailleurs plus sévère contre les jansénistes que contre les jésuites. Cela lui vaut l'animosité de Choiseul qui lui fait refuser pendant six mois la pension à laquelle il a droit, suite à la mort de Clairaut le 17 mai. Peu après, D'Alembert tombe gravement malade et manque de mourir, il doit alors quitter son logis où il était encore "chez sa nourrice" pour s'installer dans le même hôtel que Julie de Lespinasse, laquelle a créé un nouveau salon l'année précédente, suite à sa rupture avec Mme du Deffand.






Figure 4


Julie de Lespinasse (1732 - 1776). Lectrice de Mme de Deffand, ell rencontra D'Alembert lors des salons de celle-ci. Une profonde amitié les unit jusqu'au décès de Julie. Passionnéeelle envoya en juin 1774, une lettre poignante d'adieu à son ami (ci-contre), ayant appris la mort de son amant, le Marquis de Mora : "Hélas! Quand vous lirez ceci, je serai délivrée du poids qui m'accable. Adieu mon ami adieu."




1769 est pour D'Alembert une année plus cruciale qu'on ne croit. En 1767, il a publié le supplément de ses Mélanges de littérature d'histoire et de philosophie, dans lequel on trouve de nombreux textes nouveaux et importants. En 1768, il a fait imprimer coup sur coup deux tomes (IV et V) des Opuscules mathématiques, avec des mémoires originaux sur tous les sujets. D'Alembert sort donc d'une époque féconde en travaux de fond. Et il décide de se réinvestir dans la vie de l'Académie des sciences.

L'Académie a un secrétaire "perpétuel". A l'époque, c'est Grandjean de Fouchy, personnage sérieux, d'envergure moyenne, moins pâle toutefois qu'on ne l'a dit. C'est une tâche lourde que Fouchy assume plus de trente ans: organisation des séances, comptes rendus dans l'Histoire de l'Académie, publication des volumes annuels de mémoires, éloges des académiciens morts, correspondance avec les autorités, etc. Mais chaque année officie aussi, à tour de rôle, un "directeur" qui peut, s'il le souhaite jouer un rôle actif. Ce fut le cas de Réaumur à de nombreuses reprises, ce sera celui de Lavoisier en 1785. C'est aussi celui de D'Alembert en 1769.

D'Alembert a refusé plusieurs fois la présidence de l'Académie de Berlin. A l'Académie des sciences de Paris, il a essuyé de nombreuses rebuffades et s'est exposé à divers conflits. Certes, depuis 1765, le paysage s'y est éclairci pour lui: son principal adversaire, Clairaut, vient de mourir; lui-même est enfin devenu pensionnaire en titre, mais il ne pense pas pour lui au secrétariat et il s'en est souvent expliqué. L'ampleur de la charge, le peu d'intérêt et de compétence qu'il a pour la chimie et l'histoire naturelle, sa volonté d'indépendance et de tranquillité, tout cela l'en éloigne personnellement. Il y pensera pour son disciple Condorcet, comme nous le verrons plus loin, mais restons en 1769. En tant que directeur D'Alembert prépare une réforme visant à créer plus d'égalité entre les académiciens. Après tout, à l'Académie française, on est académicien, un point c'est tout: pas d'honoraires, de pensionnaires, d'associés, d'adjoints, de correspondants - seulement quarante académiciens. Et D'Alembert, tout comme Duclos, le secrétaire de l'Académie française, ont insisté sur le bien-fondé de cette égalité, notamment dans les articles de l'Encyclopédie. Aux sciences, il y a toute cette hiérarchie compliquée qui entraîne par exemple que, pour l'élection d'un "associé géomètre", ce sont des pensionnaires médecins, botanistes et autres qui décident dans des domaines dont ils ne connaissent pas un traitre mot. Transposé en termes modernes: les assistants de mathématiques sont nommés par les mandarins de la fac de médecine. D'Alembert se jette comme un beau diable et avec intelligence dans cette réforme, non sans en avoir discuté avec son entourage, voire avec les autorités de tutelle. La tradition conservatrice, au sein de l'académie et en dehors, est plus forte et il échoue en janvier 1770: "Sa Majesté a décidé qu'il falloit laisser les choses en l'état où elles sont". C'est la dépression, qui n'a certainement pas cette seule cause, bien entendu. D'Alembert se plaint d'une "foiblesse de tête" qui le "rend incapable d'application" et en juin, il dit à Voltaire: "à mon imbécillité continue s'est joint, depuis quelques jours, une profonde mélancolie".

On connaît la suite. Une telle maladie se soigne par "le voyage en Italie". Julie de Lespinasse prie Condorcet d'accompagner le patient, celui-ci demande une subvention à Frédéric II qui la lui accorde avec empressement. Les deux hommes partent pour Ferney à la mi-septembre 1770. Le patriarche leur passe le flambeau de la lutte contre l'infâme; ils renoncent à l'Italie. Contrairement à ce qu'on a parfois affirmé, ils ne rentrent pas directement ni séparément. Ils ont d'abord de nombreuses rencontres à Genève, ensuite ils passent par Lyon, Nîmes, Montpellier, Marseille, Aix et encore Lyon, ils y ont des conversations diverses tant avec des magistrats éclairés qu'avec des savants actifs. Cette toile tissée avec les philosophes des provinces méridionales aura des conséquences par la suite, tant pour la participation des deux savants aux combats de Voltaire que pour les tentatives d'organisation collective de la science.

Nul doute que D'Alembert et Condorcet font aussi beaucoup de mathématiques en chemin, comme en témoignent les nombreux mémoires qu'ils lisent ou présentent dans la foulée à l'Académie. Nul doute que germe, explicitement ou implicitement, dans la tête de D'Alembert l'idée de propulser Condorcet comme secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences "à la place de cet imbécille de Fouchi": l'affaire prendra plusieurs années avec deux étapes principales, l'obtention du secrétariat adjoint en 1773, puis celle du secrétariat en titre en 1776, après une période de "tracasseries" assez éprouvante.

Le "vieux" D'Alembert


Mais revenons à D'Alembert. S'il ne brigue pas pour lui-même le secrétariat de l'Académie des sciences, il accepte sans difficultés celui de l'Académie française, charge beaucoup moins lourde qu'il a d'ailleurs déjà assumée de fait à plusieurs reprises pendant les absences ou les maladies de Duclos. C'est le 9 avril 1772 que D'Alembert est élu. Il est membre de l'Académie française depuis près de vingt ans et d'une assiduité remarquable. En effet, l'académie se réunit trois fois par semaine, les lundis, jeudis et samedis, alors que celle des sciences ne le fait que deux fois, les mercredis et également les samedis. Le samedi il faut choisir et le savant choisit presque toujours la française, sauf en 1769 bien sûr. Parmi les Quarante Immortels, combien sont-ils à chaque séance ? Entre six et huit ! sauf les jours d'élections où ils sont un peu plus d'une vingtaine ... Et que font-ils ? Ils s'occupent essentiellement du dictionnaire, nous en parlerons dans un chapitre un peu plus loin. D'Alembert se lance aussi dans la rédaction d'une centaine d'éloges d'académiciens morts entre 1700 et 1770.




Figure 5



Les revenus de D'Alembert à la fin de sa vie, paraphés par un notaire. Les sources, multiples, sont liés tant à son travail scientifique que littéraire. Avec 22130 livres pour l'année, D'Alembert fait partie des bourgeois aisés.
L'enfant abandonné a fait du chemin ...


Les années soixante-dix vont donc être plus "littéraires" que les années soixante. Ce sont aussi celles de l'avènement de Louis XVI et du ministère Turgot (1774-1776) où s'impliquent beaucoup les amis de D'Alembert, pour réformer la monarchie, pour y introduire plus de liberté et d'esprit éclairé. Ce sont enfin celles de la souffrance et de la mort de Julie de Lespinasse (mai 1776), puis de Mme Geoffrin (1777), puis de Voltaire (1778). Le savant se complait à dire, notamment à Lagrange, qu'il n'est plus bon à rien en géométrie, ce n'est pas si vrai que ça: il publie encore trois volumes d'Opuscules mathématiques qui contiennent des nouveautés intéressantes, même si leur auteur les dénigre en les appelant "les haillons de ma décrépitude géométrique".

Là encore, il convient de refuser une légende tenace, celle d'un homme vieux, aigri, fini dès les milieu des années soixante-dix. Les témoignages fiables sont formels, ceux de Condorcet, de Keralio: jusqu'à l'été 1783, même affaibli, D'Alembert souffre peu, travaille tant en littérature qu'en géométrie, converse avec ses amis, assiste aux séances académiques, ce n'est qu'à partir de juillet 1783 que la maladie de la pierre, dont il est atteint et pour laquelle son médecin se trompe de diagnostic, provoque des ravages dont il ne peut se remettre et dont il meurt le 29 octobre.


Newton et le problème de Pappus

 

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Newton et le problème de Pappus

 

Massimo Galuzzi

Université de Milanemail




Article déposé le 15 décembre 2009. Toute reproduction pour publication ou à des fins commerciales, de la totalité ou d'une partie de l'article, devra impérativement faire l'objet d'un accord préalable avec l'éditeur (ENS Ulm). Toute reproduction à des fins privées, ou strictement pédagogiques dans le cadre limité d'une formation, de la totalité ou d'une partie de l'article, est autorisée sous réserve de la mention explicite des références éditoriales de l'article.

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SOMMAIRE

 

L'intérêt pour le problème de Pappus parcourt toute la carrière scientifique de Newton. [1] Bien qu'il ait donné des contributions considérables aussi au cas général, [2] c'est surtout au cas de quatre lignes qu'il a réservé la plus grande attention.

Rappelons la formulation de ce problème dans le cas de quatre lignes. [3]

 

 

 

Figure 1


Le problème de Pappus

 

 

 

Les droites  EF, AD, AB, GH sont données avec quatre angles qui sont donnés en même temps.Il s'agit de déterminer le lieu des points C tels que, en conduisant les lignes CF, CD, CB, CH, sur EF, AD, AB, GH suivant les angles donnés, la raison de CB × CD  à  CF × CH soit donnée. On voit immédiatement que les points d'intersection E, G et les points d'intersection de AD, EF, et de AD, GH  qui ne sont pas indiqués dans la figure de la Géométrie de Descartes que j'ai reproduite) sont des points du lieu.

La solution (analytique) du problème de Pappus est une sorte de « fil rouge » qui relie les trois livres de La Géométrie de Descartes et dont Descartes était à juste titre très fier. Newton, après ses années d'apprentissage toutes «cartésiennes», devient de plus en plus critique envers l'utilisation exclusive des outils algébriques pour résoudre les problèmes géométriques. Dans le cas de quatre lignes il oppose à la solution cartésienne [4] une pluralité de solutions qui poursuivent l'idéal de retrouver la solution «parfaite» possédée, à son avis, par les Anciens.

Le problème de Pappus dans le cas de quatre lignes est considéré par Newton comme équivalent à la détermination d'une conique passant par cinq points. Puisqu'il suppose toujours (implicitement) que l'on doit chercher la solution dans une région donnée du plan, il ne pose jamais la question de l'existence de deux solutions, question qui était l'objet d'un âpre polémique entre Descartes et ses adversaires. [5]

La première solution du problème de Pappus à quatre lignes, opposée a celle de Descartes, est donnée par Newton au moyen de sa célèbre construction organique des coniques, envoyée à Collins (sans démonstration) dans la lettre du 20 août 1672. [6] Cette solution est reprise plusieurs fois. Dans la Solutio Problematis Veterum de Loco Solido [7] elle est donnée après la solution newtonienne du problème de Pappus. La démonstration aussi dépend de la solution donnée à ce problème.

La construction organique est donnée de façon semblable dans le De Motu[8]Enfin dans les Principia [9] on a la formulation classique. Dans la Section 3 nous donnerons la description de cette construction et expliquerons son usage pour construire une conique par cinq points. La démonstration de Newton sera exposée dans la Section 6.

Toutefois dans les années qui suivent la solution du problème de Pappus par la construction organique, Newton s'est arrêté de façon détaillée sur le cas particulier du problème de Pappus où la solution est donnée par un cercle. C'est l'exemple choisi par Descartes dans La Géométrie[10] Probablement Newton projetait de considérer ce cas particulier à l'intérieur d'un traité de géométrie élémentaire, mais ce traité, comme la plus ambitieuse Geometria de sa vieillesse n'a jamais vu le jour. [11] Dans la Section 4 nous proposons une démonstration possible du résultat indiqué par Newton.

Dans la Veterum Loca solida Restituta [12] une construction intéressante d'une conique par cinq points est donnée, accompagnée d'une piquante critique envers Descartes. Après avoir observé que Descartes a eu tort de prétendre avoir donné une solution inconnue par les Anciens [13] il observe :

Avec tout le respect dû à un si grand homme, je croirais que cette chose n'a nullement été ignorée des Anciens. Pappus nous enseigne en effet une méthode pour décrire une ellipse par cinq points donnés, et le raisonnement est le même pour les autres coniques. Et si les Anciens savaient décrire une conique par cinq points donnés, qui peut ne pas voir qu'ils connaissaient la composition du lieu solide ? [14]

Des critiques semblables envers Descartes accompagnent tous les textes où Newton s'occupe du problème de Pappus. Nous ne rendrons pas compte de ces critiques bien qu'elles soient du plus grand intérêt surtout lorsqu'elles se prolongent par des considérations méthodologiques. [15] Les résultats contenus dans la Veterum Loca solida Restituta sont exposés dans la Section 5.

La Solutio Problematis Veterum de Loco Solido est un texte plutôt élaboré, qui, après la révision dans le De Motu, constitue la base de la Cinquième Section du Premier Livre des Principia[16]

Dans la Section 6 nous donnerons un exposé détaillé de la partie la plus importante de ce texte et dans la Sous-section 6.3 nous ferons une comparaison avec les Principia.

La composition de la Arithmetica Universalis [17] se place chronologiquement entre la Solutio Problematis Veterum de Loco Solido et le De Motu. Du point de vue de la « Geometria Veterum » on n'a pas de grandes choses. Mais il y a une solution vraiment «cartésienne» du problème de Pappus. Nous exposerons cette solution dans la Section 7.

Dans les deux dernières Sections nous effleurerons les idées de Newton qui, à partir du problème de Pappus acquièrent une importance méthodologique considérable.[18]

 

 

2- Prémisses classiques

Newton a toujours considéré les propositions III.17-III.19 des Coniques d'Apollonius et les propositions VIII.13, VIII.14 des Collections de Pappus comme une connaissance de base avec laquelle son lecteur devait être familier.

Nous nous limitons ici à présenter le contenu de la III.17 des Coniques[19]

 

 

Figure 2


La proposition II.17 d'Apollonius

 

 

 


Une ellipse est donnée avec les deux tangentes en A et B qui se coupent au point C. Par les points P, p, on mène les cordes QR, qr parallèles à la tangente CB et les cordes ST, st parallèles à la tangente CA. On a alors
(1)   MATH [20]

La situation est semblable dans le cas des autres coniques.

Newton n'a jamais repris les démonstrations d'Apollonius. Au contraire les propositions de Pappus ont étés élaborées de nouveau plusieurs fois.

 

 

3- La construction organique des coniques

Comme nous l'avons déjà écrit dans la Section 1, cette construction est exposée dans une lettre à Collins de 1672. [21] On peut la décrire facilement à l'aide de la Figure 3 suivante.

 

 

Figure 3





La construction organique des coniques 1

 



La droite en pointillés r de la Figure 3 est donnée. Aux deux points donnés, A, B sont fixés les sommets de deux angles donnés PAP', PBP' qui peuvent tourner autour de leurs sommets A, B. Si le point  Pd'intersection de deux côtés AP, BP parcourt la droite r le point P', intersection des deux autres côtés, décrit une section conique.

Cette construction nous donne immédiatement la possibilité de tracer une conique de laquelle cinq points sont donnés (voir la Figure 4 suivante). Supposons qu'une conique soit donnée par les points A, B, C, P, Q et considérons les trois points A, B, C. Ces points déterminent les angles BAC, ABC qui peuvent être utilisés comme angles tournants autour des sommets A, B. Si l'on tourne ces angles de façon que deux des leurs côtés se coupent au point P, les autres côtés par leur intersection donneront le point P'. En utilisant le point Q on obtient le point Q' et donc la ligne P'Q'. Il est facile de voir (puisque une conique est déterminée par cinq points) que à partir de cette ligne par le moyen de la construction organique avec les angles BAC, ABC et les pôles B, C on trace la conique par les cinq points donnés. [22]

 

 

 

Figure 4




La conique par cinq  points

 

 

 

4- Newton et le cercle de Descartes

Dans (MP, vol.4, p. 230-269) Whiteside a rassemblé plusieurs problèmes de géométrie élémentaire, dont beaucoup fournissent des propriétés du cercle. Ceux qui sont indexés par les nombres 12, 14, 15 correspondent à des cas particuliers du problème d Pappus. Voyons le numéro 15, que Newton énonce sans démonstration, mais pour lequel la démonstration est suggérée par le choix même des données.

 

 

Figure 5




Le problème de Pappus dans le cas du cercle

 

 

 

Si dans un cercle quelconque ABCD le trapèze ABCD est inscrit, et à partir d'un point arbitraire E de la circonférence l'on mène les lignes EF, EG qui forment avec les côtés AB, BC le parallélogramme EFBG et les lignes EH, EI qui forment avec les côtés AD, DC le parallélogramme EHDI, le rectangle GE x EH contenu par les lignes menées sur les côtes opposés est égal au rectangle EF× EI contenu par le lignes menées sur les côtés restants.

La même chose arrive si à partir du point E l'on mène les perpendiculaires. Et aussi si l'on mène les lignes EH ,EI sur les côtés contigus AD, CD formant les angles égaux EHD, EID, pendant que les lignes EF, EG menées sur les autres côtés forment à leur tour avec eux des angles égaux. [23]

 

 

Toute la démonstration consiste simplement à prouver que les triangles EBG et DEH sont semblables. Évidemment ABC = BFE = BGE. L'angle CDH est supplémentaire de DHE et, puisque ABCD est inscrit dans un cercle, l'angle CDH est aussi supplémentaire de ABC. Il s'ensuit que DHE = BGE.

L'angle CBE est égal à CDE et puisque EH // DI , l'on a CDE = DEH. La similitude des triangles EBG, DEH  est prouvée. Il s'ensuit que BG : EG = EH : HD. Mais  BG = EF, HD = EI et donc EF × EI = EG × EH.

Si l'on substitue à EF, EG, EH, EI  les perpendiculaires EF', EG', EH', EI', on a évidemment MATH et MATH et la même chose arrive si l'on prend les angles comme Newton le déclare. On est ramené au cas précédent. [24]


RemarqueNewton ne donne pas la Proposition réciproque, qui toutefois est presque évidente. Si  ABCD est un trapèze qui peut être inscrit dans un cercle, et (avec la même structuration des données) EF × EI = EG × EH, le point est sur le cercle par A, B, C, D.

En fait, l'égalité DHE = BGE est donnée par la simple considération du parallélisme, et ne dépend pas de l'hypothèse que E soit sur le cercle passant par A, B, C, D . De EF × EI = EG × EH  il s'ensuit que EF ( = BG) : EG = EI ( = HD) : EH  et donc les triangles EBG et  DEH sont semblables. Donc  EBC = HED = EDC. Les angles égaux  EBC, EDC sous-tendent le même segment EC et donc les points E, B, C, D  sont sur un même cercle, qui ne peut être que le cercle passant par A, B, C, D.



5- La Veterum loca solida constituta

Ce bref texte est composé de deux propositions seulement, que constituent la solution de deux problèmes. [25]


Problème 1 :

Décrire une conique qui contient les trois points A, B, C et a son centre en O.

Supposons donc qu'une conique soit donnée par les trois points A, B, C et son centre O .

 


Figure 6


 



Traçons les droites AO, BO et prolongeons AO jusqu'au point P de façon que AO = OP (nous devons imaginer que BO est aussi prolongée jusqu'à Q de façon que BO = OQ , mais Newton ne trace pas cette droite. [26] La parallèle CS à AP coupe OB en S . Soit T un point sur la ligne CS tel que
(2) MATH

Il s'ensuit que le point T est déterminé et la III.17 d'Apollonius nous permet d'affirmer que ce point est sur la conique. Soit V le milieu de TC . OV donne la direction conjuguée de AP et une fois que CR est tracée parallèle à OV, le latus rectum l, relatif au diamètre AP est donné par la proportion
(3)MATH

Le latus rectum l relatif au diamètre AP et le diamètre AP déterminent la conique.
Problèm

e 2 : Construire une conique qui contient le cinq points A, B, C, D, E.

 

 



Figure 7



 



Joignons A, C et  B, E et soit K le point d'intersection de AC et BE . DI et DG sont tracées parallèles à AC et BE respectivement. AC et DG se coupent en F ; BE et DI se coupent en H . La proposition d'Apollonius peut être utilisée encore pour localiser deux points I  et G de la conique sur DI et DG respectivement. On a, en effet
(4)MATH

Puisque les points A, B, C, E, K sont donnés, le rapport 
est donné et donc le point I est donné. De la même façon :
(5)MATH

Le point G est donné à son tour. Soit M, N les milieux de DI, AC, et P, Q  les  milieux de BE, GD. 
L'intersection  O de MN et  PQ sera le centre de la conique, et nous pouvons utiliser le résultat du Problème 1[27]

Pour la solution de problème de Pappus il s'agit seulement de déterminer cinq points :

Après ces prémisses, il ne reste qu'à rechercher cinq points par lesquels la figure passe pour mener à bien la composition du lieu solide. [28]

Puisque quatre points sont donnés immédiatement [29] il s'agit simplement d'utiliser la condition de Pappus pour trouver un cinquième point. Puisque la solution de Newton est reprise dans la Solutio problematis Veterum de loco solido sans changements essentiels, nous la donnerons dans la Section suivante.

6- La Solutio problematis Veterum de loco solido

6.1 Les principaux théorèmes

Le texte de ce manuscrit commence par le théorème suivant. [30]

 

Théorème 1 (Prop. 1)

Si l'on mène d'un point P d'une conique aux quatre côtés étendus à l'infini AB, CD, AC, BD d'un quadrilatère inscrit dans cette conique un nombre égal de lignes droites PQ, PR, PS, PT qui forment chacune un angle donné avec chacun des quatre côtés du quadrilatère, le produit PQ × PR de deux lignes menées sur deux côtés opposés sera en raison donné au rectangle  PS × PT des droites tirées aux deux autres côtés opposés. [31]

La démonstration est conduite en considérant trois cas, dans un style qui évoque la stratégie utilisée (selon notre reconstruction) pour le problème du cercle (on peut voir la Section 4).

 

 

 

Figure 8

 




Supposons au début que les côtés AC, BD soient parallèles et que PR, PQ soient à leur tour parallèles à BD pendant que PS, PT sont parallèles à un autre côté, par exemple AB, comme sur la Figure8.

La droite qui passe par les milieux de A, C et B, D est un diamètre. Soit O le point d'intersection de ce diamètre avec PQ . PO sera une ordonnée à ce diamètre, puisque sa direction est celle conjuguée. Si l'on prend OK = PO dans la direction opposée on a un autre point K de la conique.

De la III.17 d'Apollonius il s'ensuit que le rapport MATHest donné. Mais OQ = OR, QK = PR et par conséquent, puisque

MATH

il s'ensuit que

MATHLe rapport MATH est donc donné.

Voyons le second cas. Les côtés AC et BD ne sont plus parallèles, mais PR, PQ sont encore pris parallèles à  AC, pendant que PS, PT sont pris parallèles à AB.


Figure 9



Proposition 1 : Le second cas

 

 



Menons Bd parallèle à AC, qui coupe la droite ST en t et la conique en d. Joignons les points C et d et soit r l'intersection de Cd et PQ. Enfin traçons la parallèle par D à la droite Bd et soient M et N les intersections avec Cd et AB.

 

Le triangle BTt est semblable au triangle DBN.
Il s'ensuit que Bt : Tt  = DN : BN. Mais Bt = PQ, et donc PQ : Tt = DN : BN.

Puisque Rr : DM = CR : CD = AQ : AN  et AQ = PS,

on a   Rr : DM = PS : AN et Rr : PS = DM : AN.

En composant les rapports, on a

(6)MATH

Si l'on considère le quadrilatère ADNC, on peut utiliser ce que nous avons démontré dans le premier cas :

(7)MATH

Puisque D est donné, la valeur du rapport au second membre ne dépend pas de la position de P. La comparaison de (6) et (7) donne

(8)MATH

et donc Pr : Pt = Pt : Tt  et  (Pr - Rr) : Pr = (Pt - Tt) : Pt.

Puisque Pr - Rr = Pr  et  Pt - Tt = PT on a PR : Pr = PT : Pt, c'est à dire

(9)MATH

Dans le deuxième membre de (7) on peut substituer au rapport $dfrac{Pr}{Pt}$ le rapport $dfrac{PR}{PT}$ et donc le rapport

(10)MATHest donné.

Voyons le troisième cas.

 

 

Figure 10


Proposition 1 : Le troisième cas

 

 


Sur la Figure 10, PQ, PR, PS, PT forment des angles arbitraires avec les côtés du quadrilatère (arbitraire). Mais Pq, Pr (en rouge dans la figure) sont parallèles à AD et Ps, Pt (encore en rouge sur la figure) sont parallèles à AB. Les angles des triangles PQq, PRr, PSs, PTt sont donnés et du cas précédent il s'ensuit que MATH est donné. 

Mais les rapports MATHsont aussi donnés et donc le rapportMATHest donné.

 


Remarque : Dans une étape intermédiaire de la démonstration du deuxième cas du Théorème 1, Newton a prouvé que MATH. Si nous imaginons que la conique soit donnée par les points A, B, C, P, d cette égalité donne une caractérisation des autres points D de la conique. On a un cas particulier (puisque AC // Bd ) de la génération homographique. Le cas plus général est l'objet de la Proposition cinquième, que nous proposons avant la Proposition destinée à la détermination d'un cinquième point à partir de la condition de Pappus. [32]



 

Théorème 2 (Prop. 5)

Si entre les points donnés A, P d'une conique arbitraire, un parallélogramme AQPS est inscrit, [33] et si deux côtés AQ, AS sont prolongés jusqu'à couper la courbe en B et C, et qu'ensuite par les points B et C on mène les lignes BD, CD vers un cinquième point arbitraire D de la conique, et que ces lignes coupent les côtés opposés PS et PQ en T et R, la raison de PR à PT sera donnée. Et réciproquement si la raison de PR à  PT est donnée, le point D sera sur une conique qui passe par les points A, B, P et C. [34]

Nous nous limiterons à proposer la démonstration de la partie directe de l'énoncé. La partie réciproque s'obtient facilement en renversant les égalités.

 

 

 

Figure 11


Proposition 5

 

 


Joignons C, P et B, P. La droite DG parallèle à AB coupe PB, PQ et CA en H, I, G. La droite DE parallèle à AC coupe PC, PS  et  AB en F, K et E. Par suite du Théorème 1 le rapport
(11)MATH

est donné. Mais DE (= IQ) : PQ = HB : PB = DH : PT, c'est à dire MATH. La substitution de $dfrac{PQ}{PT}$ à $dfrac{DE}{DH}$ dans le rapport (11) montre que le rapport

(12)MATH

est donné à son tour. On a encore DF : PR = DC : RC = DG : PS (= IG). C'est à dire MATH. La substitution $dfrac{PR}{PS}$ à $dfrac{DF}{DG}$ dans le rapport (12) montre que le rapport(13)MATH

est donné. Mais les droites PQ, PS sont données et donc le rapport de PQ à PS est donné. Il s'ensuit que le rapport de PR à  PT est donné.

Avant de voir l'utilisation de cette Proposition pour tracer une conique, voyons comment la condition de Pappus peut être exploitée pour avoir cinq points d'une section conique.

 

 

Théorème 3 (Prop. 3)

Déterminer un point P tel que, si l'on conduit les quatre lignes PQ, PR, PS, PT sur quatre autres lignes données de position AB, CD, AC, BD selon des angles donnés, le rectangle PQ × PR soit en raison donnée au rectangle PS × PT. [35]



 

 

Figure 12



Un point de la section conique

 



Supposons que les données soient celles de la Figure 12 et traçons la ligne AH  par A qui coupe CD en I et BD en H. Puisque tous les angles de la figure sont donnés $dfrac{PQ}{PA}$ et $dfrac{PA}{PS}$ sont donnés, et il s'ensuit que le rapport $dfrac{PQ}{PS}$ est donné. Par hypothèse MATH est donné et par conséquent le rapport $dfrac{PR}{PT}$ est donné.

 

Puisque les rapports $dfrac{PI}{PR}$ et $dfrac{PT}{PH}$ sont donnés à leur tour, $dfrac{PI}{PH}$ est donné [36] et enfin le point P est donné.

Tous ces résultats nous donnent une façon simple de déterminer une conique par cinq points.

 

 

Théorème 4 (Prop. 6)

Définir une section conique qui passe par cinq points. [37]

Considérons la Figure 13, qui correspond aux données du Théorème 2.

 

Figure 13



La génération homographique d'une conique

.

 


Menons un ligne arbitraire Cr par C. Une ligne rt parallèle à RT détermine un point t sur  PS tel que  PR : PT = Pr : Pt. La ligne  Bt coupe la ligne Cr en un nouveau point d de la section conique. En variant la ligne Cr on peut décrire tous les points de la conique. [38]

 

Ce théorème a un rôle stratégique très important. On peut le voir à l'œuvre dans les Théorèmes 5 et 6, pour démontrer la construction organique et pour une généralisation intéressante de la génération homographique.

 

6.2 Les théorèmes mis en œuvre

Théorème 5 (Prop. 7)

Si deux lignes BM, CM conduites par les points donnés B, C se coupent en un point M d'une ligne MN donnée de position et si deux autres lignes BD, CD sont menées, formant des angles donnés MBD, MCD avec les deux lignes précédentes menées par les points B, C ; je dis que les deux dernières lignes tracent, par leur intersection D un lieu solide. Réciproquement, si les lignes BD, CD tracent un lieu solide qui passe par les points B, C, G et quand ces lignes se coupent en le point G du lieu les autres deux coïncident avec la ligne BC, le point M appartiendra à une ligne donnée de position. [39]

 

 

 

Figure 14



La démonstration de la construction organique 1



Soit donné le point  N sur la ligne MN. Quand le point mobile M coïncide avec N , le point mobile D se trouve en P (donné). Joignons CN, BN, CP, BP . Par le point P menons les lignes PT, PR qui coupent BD en T et CD en R telles que BPT = BNM, CPR = CNM (les angles BNM et CNM sont donnés). On voit facilement, comme l'observe Whiteside [40], que le choix de ces directions pour PT, PR correspond au complètement du parallélogramme nécessaire pour utiliser le Théorème 2 par le point A qui correspond au point à l'infini de la ligne MN.

Par hypothèse on a donc MBD = NBP et MCD = NCP. Si l'on soustrait les parties communes, on a  NBM = PBT et NCM = PCR. Il s'ensuit que le triangle NBM est semblable à PBT et le triangle NCM est semblable à PCR . On a donc

PT : NM = PB : NB   et PR : NB = PC : NC.

Mais PB et NB sont donnés, ainsi que PC et NC. Il s'ensuit que le rapport $frac{PR}{PT}$ et donné. En conséquence du Théorème 2 le point D décrit une conique.

Pour la partie réciproque nous utiliserons une nouvelle figure. [41]

 

 

Figure 15



La démonstration de la construction organique 2

 

 


Imaginons que la conique de la Figure 15 soit donnée par la construction organique et soit G le point tel que les angles GBC, GCB soient ceux donnés par la construction. De cette manière là, Newton fait en sorte que la conique engendrée par l'intersection des autres côtés des angles tournant qui projettent les points de la conique soit dégénérée. En fait cette conique doit contenir la lignes BC et donc elle est donnée par cette même droite et une autre ligne MN. [42]

 

Donc, en prenant deux autres points G', G'', avec les mêmes angles, par les intersections des autres côtes [43] on détermine les points M, N, et donc une droite MN. On démontre facilement que, si D est un point arbitraire de la conique projeté par les côtés CD, BD des angles donnés tournants, les autres côtés se coupent en un point D' sur la ligne MN (voir la Figure 16). [44]

 

 

 

Figure 16



La démonstration de la construction organique 3

 

 

 

6.3 Une comparaison avec les Principia

L'incohérence des contenus de la Section 5 dans les Principia a été observé plusieurs fois. Newton lui même avait projeté d'en disposer les résultats dans un traité spécifique sur la géométrie des Anciens en le séparant des questions dynamiques et physiques. [45]

Nous ne voulons pas donner ici une analyse détaillée des différences entre la Solutio problemati Veterum de Loco Solido et le texte de la Section 5 des Principia[46] mais simplement proposer quelques observations fonctionnelles à notre exposé.

En premier lieu, il faut souligner que Newton a cherché à atténuer le caractère de la Solutio, clairement consacrée à opposer à la solution cartésienne du problème de Pappus à quatre lignes la vraie (à son avis) solution des Anciens. [47] Le titre de la Section devient Inventio Orbium ubi umbilicus neuter datus et, dans la mesure du possible, loci solidi et conicæ deviennent trajectoires. [48]

Certains résultats qui ont un caractère plus explicitement projectif ne trouvent plus place dans le texte des Principia. En fait ils sont très intéressants en eux mêmes, mais leur importance pour les trajectoires des planêtes ne semble pas évidente, même à Newton.

Un bon exemple est donné par la Proposition 12.

Théorème (Prop. 12)

Si deux lignes CD, BD en tournant autour des points donnés C, B coupent deux autres lignes données de position HI, HK et les longueurs de ces lignes données de positions sont réciproquement déterminables par simplicem geometriam[49] le lieu d'intersection de deux lignes mobiles D sera une conique qui passe par les points C, B autour desquels elles tournent. [50]

 

 



Figure 17


La Proposition 12

 



Sur la Figure 17, A et P et PR // CA , PT // AB . Les lignes PR et PT sont données de position et HK est déterminé par PR par simplicem geometriam (c'est à dire que il y a une relation bilinéaire entre HK et PR ). Cette relation s'étend à HI et donc à PT. [51] Si le point D vient à coïncider avec P , PR et PT deviennent nuls simultanément. [52] Si le point D vient à coïncider avec A, PR , et PT deviennent dans le même temps infini. [53] Il s'ensuit que le rapport est donné. Le Théorème 2 nous assure que D décrit une conique.

 

Remarque :

La démonstration de ce théorème a un caractère projectif bien plus évident que les démonstrations des théorèmes précédents. En fait, ces considérations sur les limites sont spécifiques de la géométrie projective naissante et n'ont rien à faire avec la géométrie des Anciens, bona pace de Newton.



7- L'Arithmetica Universalis

Dans l'Arithmetica Universalis, après la solution du problème de déterminer une conique par cinq points, une solution semblable à celles que nous avons vues, Newton propose une solution «per Algebram solam». [54] Aux yeux d'un lecteur moderne la chose peut paraître banale. Mais en fait il s'agit d'une des premières caractérisations d'une courbe algébrique, à partir de la forme de son équation, en imposant le passage par un certain nombre de points donnés.

 

 

 

Figure 18


Une Conique par cinq points "per Agebram"

 




Les points A, B, C, D, E sont donnés. On joint AC et BE et soit H le point d'intersection. On trace DI parallèle à BE qui coupe AC en I . Une nouvelle ligne KL, parallèle à BE à son tour, coupe AC en K et la conique en L . Newton pose AK = x , KL = y et donne l'équation générale de la conique : 

(15) a + bx + cxx + dy + exy + yy = 0

Après il déclare : « Supposons donc que le point L soit successivement en A, B, C, D, E et voyons ce qui s'ensuit.» [55] Si l'on a A ≡ F, en posant x = 0 et y = 0 dans (15) on a a = 0, ce qui réduit l'équation à 

(16)   bx + cxx + exy + yy = 0

Un autre point convenable est évidemment C . Donc Newton pose AC = f, ce qui donne, en posant x = f et y0 dans (16), b = -cf. Ce qui suit après est tout à fait clair. Cependant cette solution de Newton représente un pas important vers l'algébrisation de la géométrie.


8- Les dernières années

Dans les dernières années de la carrière scientifique de Newton, le problème de Pappus acquiert un rôle différent : il n'est plus un objet à traiter individuellement, en opposant (plus ou moins explicitement) sa solution à celle de Descartes. Il vient à être considéré à l'intérieur d'un discours méthodologique plus large où le vrai objectif est celui de construire une mathématique qui hérite de l'esprit de la mathématique classique. L'analyse doit être seulement une étape préliminaire à garder pour soi par le mathématicien. La synthèse finale doit seule être exposée. [56] En outre, non seulement le style de la mathématique ancienne doit être préservé, mais, dans la mesure du possible, les outils eux même de cette discipline doivent êtré employés.

Un bon exemple est donné par la solution du problème de Pappus dans l'Analysis geometrica, un manuscrit de 1691 reproduit dans (MPvol. 7, p. 200-221).

La solution est toujours réduite à la détermination d'un cinquième point en plus des quatre donnés naturellement par le problème, mais cette fois c'est la De sectione determinata qui entre en scène, probablement par le moyen des notices sur ce texte données par Pappus. [57]

 

 

 

Figure 19



Newton et la De Sectione Determinata

 

 

Nous avons déjà rencontré le problème plusieurs fois.


Le lignes AB, BC, CD, DA sont donnés aussi bien que les angles PEB, PFC, PGC, PHD et l'on demande que MATH soit donné. Mais cette fois Newton ne mène pas une ligne par un sommet du quadrilatère. Il choisit une ligne arbitraire MI et il cherche un point P sur cette ligne. Les rapports

MATH

sont donnés. Donc (en employant pour commodité un peu d'algèbre), on a aussi les rapports donnés

 

MATHet doncMATH

Mais le rapport MATH est donné. Soit MATH.

 

Il s'ensuit queMATH

Nous sommes ramené au problème typique de la De sectione determinata. En termes modernes il s'agit simplement de résoudre une équation du second degré. [58] Encore une fois, Newton ne discute pas le fait qu'on a évidemment deux solutions.

 

 

9- Conclusion

Newton a toujours considéré le problème de Pappus comme équivalent à la détermination d'une conique par cinq points. Il a complètement ignoré l'existence de deux solutions peut-être en considérant le fait que le choix d'une région du plan conduit naturellement à la détermination d'une seule d'entre elles. Mais il n'a jamais explicité cette stratégie.

Toutefois ce problème lui a donné l'occasion de produire sa magistrale construction organique et, strictement connexe avec cette construction, la génération homographique des coniques.

Toutefois ces résultats, soit sont restés à l'état de manuscrits, soit ont été édités de manière inadéquate avant l'édition de Whiteside; ce qui ne leur a pas donné la possibilité d'avoir les conséquences mathématiques qui leur semblent inhérentes. En plus, la présentation des solutions du problème de Pappus comme la restauration de la « vraie mathématique » des Anciens a porté ombrage aux éléments novateurs. Si l'on regarde l'admirable Théorème 6, on voit que les éléments à l'infini ont un rôle considérable aussi bien que les relations bilinéaires. La connexion forcée aux mathématiques des Anciens a empêché ces travaux de trouver leur place propre dans le développement des mathématiques.

 

 


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