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28/01/2011

Sommes de séries de nombres réels

Sommes de séries de nombres réels

SOURCES : http://images.math.cnrs.fr/Sommes-de-series-de-nombres-re...

Le 13 octobre 2010, par Jean-Paul Allouche

Directeur de Recherche au CNRS, Université Paris 6 (page web)

Les séries de nombres réels m’ont toujours fasciné. Qu’est-ce qu’une série ? C’est un peu comme une somme, mais où, au lieu d’ajouter deux termes ou un nombre fini de termes, on veut ajouter une infinité de termes ! Les problèmes les plus divers, du calcul de certaines aires par Archimède [1] à l’étude de certaines fonctions par Euler [2] ont donné lieu à de telles expressions (et les sources ne sont pas taries aujourd’hui - comme nous essaierons de le montrer avec quelques exemples récents à la fin de cet article).

ECRIVONS quelques séries pour nous mettre en appétit.

 A= 11  + 41  + 116  + 164 ++14n+      C=11+21+31+41++1n+ E=11+41+91+116++1n2+ B=21+41+81+116++12n+ D=1121+3141++n(1)n+1+ F=112+1231234++(1)n+1n!+  

On peut admirer l’esthétique formelle de ces expressions, voire leur aspect ésotérique. Les séries sont surtout l’un des procédés dont dispose l’analyse pour définir et calculer de nouveaux nombres, parfois mystérieux comme  (pi) ou la constante d’Euler  (gamma) que nous verrons plus loin. Tout cela seulement à partir des entiers, des quatre opérations et... de l’infini.

 

Comment donner un sens à une « somme infinie » ?

On sait ajouter deux nombres ; en répétant cette opération on peut calculer la somme d’un nombre fini de nombres. Mais comment pourrait-on ajouter entre eux une infinité de nombres ? Si vous ne voyez pas, vous avez raison : il faut choisir (intelligemment) le sens que l’on souhaite donner à ces expressions, comme l’avait compris Euler et comme l’ont clarifié Cauchy et Bolzano au dix-neuvième siècle.

Considérons la série A ci-dessus. On peut tenter d’ajouter entre eux des termes en nombre de plus en plus grand, mais fini : on obtient ce qu’on appelle les sommes partielles de la série (où le nième terme est appelé le terme général de la série). Pour le premier exemple ci-dessus, les sommes partielles avec 1236 et 10 termes sont (à 104 près, c’est-à-dire avec une précision de quatre chiffres après la virgule) :

A1=1A2=1+41=125A3=1+41+116=13125A6=13330A10=13333

En continuant les calculs, les valeurs obtenues semblent se stabiliser autour de 43=1333333333 On dit que la série converge vers la valeur43 qui est appelée la somme de la série. (Pour les lecteurs plus avertis signalons que nous avons écrit « stabilisation » pour existence d’une limite.) C’est en calculant cette somme qu’Archimède a montré que l’aire entre la parabole d’équation y=x2 et la courbe y=1 vaut 43.


Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous manipulions certaines séries sans le savoir quand nous écrivions à l’école43=133333 En effet, l’écriture de 43 sous la forme « 1 », une virgule, puis une infinité de « 3 », signifie précisément :
34=1+310+3100+31000++310n+

Les sommes partielles sont 1 puis 1+310=13 puis 1+310+3100=133 etc., et elles s’approchent de plus en plus de 43.

Cette définition de la somme d’une série ne permet pas de donner un sens à toutes les séries. En effet, la « stabilisation » que nous évoquions n’a pas toujours lieu. Dans le cas de la série F par exemple :

F1=1F2=1F3=5F4=19F5=101

Les sommes partielles ne se stabilisent pas. On dit que la série F diverge.


 

Un galop d’essai

Commençons par ce qui est peut-être la plus simple des séries, la série

B=21+41+81+116++12n+

Même sans connaître la valeur de la somme des n premiers termes d’une progression géométrique, on « voit » que cette série converge et que sa somme est 1 : imaginer un seau de volume 1 qu’on remplit à moitié, puis on remplit la moitié de cette moitié, puis la moitié de cette dernière quantité etc. : on voit qu’on va « finir » par remplir entièrement le seau :

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On voit en particulier qu’à chaque étape le reste à remplir est égal à la dernière quantité versée : ce reste devient arbitrairement petit et le volume d’eau dans le seau tend vers le volume du seau. Ce raisonnement intuitif peut être transformé en une démonstration rigoureuse.

 

Un exemple un peu étonnant (?)

L’exemple suivant m’a beaucoup interloqué lorsque je le vis pour la première fois. Il s’agit de la série

C=11+21+31+41++1n+

appelée série harmonique. L’écriture ci-dessus signifie que le nième terme vaut 1n.

Si on utilise une calculatrice pour calculer cette somme (ce que je ne me suis pas privé de faire il y a de nombreuses années — y compris sur les calculatrices programmables qui faisaient alors juste leur apparition), on a l’impression que la série converge, mais très lentement et que, de plus, sa somme... dépend de la calculatrice, ce qui fait un peu désordre.

Les lecteurs sont invités à faire ce calcul sur des machines variées, avec des méthodes variées et des précisions tout aussi variées. Ils obtiendront sans doute d’autres valeurs (ainsi que certains calculs interminables, par exemple en « double précision »).

En fait, tous ces résultats sont absurdes, ce qui explique qu’ils dépendent des détails de la mise en place du calcul. Mathématiquement, la quantitédevient arbitrairement grande (on dit qu’elle « tend vers l’infini ») et donc la série ne converge vers aucun nombre : elle diverge.

 

Le lecteur astucieux pourra peut-être démontrer que cette « pseudo-convergence expérimentale » se produit pour toutes les séries divergentes dont le terme général tend vers zéro (la stabilisation expérimentale est d’autant moins rapide que la précision est grande et la décroissance des termes lente).

 

Un exemple « magique » ?

La série qui m’a le plus « passionné » ensuite est la série

E=112+122+132+142+

Démontrer que cette série converge est relativement aisé. Il suffit de comparer cette série à la série

112+123+134+145+

comme expliqué dans l’onglet ci-dessous. Ceci compris, Pietro Mangoli pose en 1644 le problème de la détermination de la valeur de cette série. Comme souvent en mathématiques, construire quelque chose est plus difficile que d’en prouver l’existence et le problème de Mangoli résiste aux efforts des mathématiciens pendant... 93 ans.

 

Le calcul approché de la valeur de la série E=112+122+132+142+ est infaisable à la main. Il est certes aujourd’hui facile de sommer plus de dix mille termes pour avoir quatre malheureux chiffres après la virgule : E=16449104. En 1731, l’astuce ne manque pas et on [3] obtient la valeur approchée :

E=1644934066848226431018

Quel est donc ce nombre mystère ?

Ce n’est qu’en 1735 qu’un jeune prodige de 28 ans, Léonard Euler étonne le monde scientifique en déterminant enfin la valeur, remarquable, de cette série :

E=112+122+132+142+=62

 

Pour démontrer cette égalité on dispose depuis le dix-neuvième siècle d’une méthode générale utilisant des « séries de Fourier » [4]. On peut également utiliser, comme Euler, des méthodes plus élémentaires, par exemple s’appuyant sur des inégalités trigonométriques : du coup l’apparition de  est (peut-être) moins étonnante que lorsque l’on contemple la somme des inverses des carrés des entiers.

Un peu de théorie des nombres

Quelle est la nature de la valeur de la série précédente E=26 ? c’est une question de théorie des nombres.

La série, E définie en multipliant, en divisant et en additionnant des nombres entiers, a pour somme 26. Or on peut montrer que 26, comme , n’est pas un nombre rationnel (on dit que c’est un nombre irrationnel) : ceci signifie qu’il ne peut s’obtenir comme le rapport de deux entiers, ni donc à partir des entiers par un nombre fini d’additions, de multiplications ou de divisions. Son apparition dans la valeur de E est une illustration de la puissance créatrice du passage à la limite.

On a même davantage, 26, comme , est un nombre transcendant : on ne peut pas l’obtenir à partir des entiers même en rajoutant aux additions, multiplications et divisions, la recherche de racines de polynômes à coefficients entiers (par exemple,  n’est la racine carré d’aucun nombre rationnel). Démontrer que  (ou 26) est irrationnel, et même transcendant, dépasse de beaucoup ce qu’on peut expliquer dans un article comme celui-ci.

Le résultat d’Euler se généralise aux puissances entières paires supérieures à 2 :

114+124+134+=904
116+126+136+=6945
118+128+138+=89450
1110+1210+1310+=1093555

Ces valeurs sont encore des puissances de  divisées par des rationnels (et même par des entiers dans les exemples ci-dessus) et elles sont, comme 26, transcendantes (a fortiori irrationnelles).

On ne peut finir ce paragraphe sans signaler qu’on ne sait que peu de choses sur les sommes des séries analogues où les exposants246810 sont remplacés par 357911. Citons au moins un résultat d’Apéry qui date de 1978 et qui stipule que 113+123+133+ est irrationnel : nos lecteurs les plus téméraires en trouveront une belle exposition dans l’article de van der Poorten [vdP-79].

On suppose, sans savoir le démontrer, que les sommes des séries avec les exposants 5791113 sont irrationnelles (et même transcendantes). Mais, on n’a que des résultats partiels :

  • d’après un résultat de Ball et Rivoal (voir [BR-01], voir aussi [T-00] et sa version prétirage librement consultable) une infinité de ces valeurs sont irrationnelles.
  • d’après un résultat de Zudilin [Z-04], au moins l’une des quatre sommes avec les exposants 57911 est irrationnelle.

On ne sait pas démontrer cette irrationalité pour tous les exposants impairs, ce qui fait de la supposition ci-dessus ce que les mathématiciens appellent une conjecture : une assertion importante, dont on soupçonne la véracité au vu de ce qu’on a déjà analysé mais dont on cherche encore la preuve...


Utiliser la série E=1+14+19+ pour calculer  serait une très mauvaise idée : comme on l’a souligné, il faut énormément de termes pour approcher  avec une grande précision. D’autres séries ne souffrent pas de ce défaut. Donnons-en un exemple dû à Ramanujan, l’un des mathématiciens les plus célèbres du vingtième siècle. C’est l’une des (nombreuses) séries « magiques » qu’il a découvertes :

R = = 2298010!4396400!(1103+(263900))+1!4396414!(1103+(263901))+2!4396428!(1103+(263902))+ 229801k=0(k!)43964k(4k)!(1103+26390k)  

où k=0zk  signifie z0+z1+z2+ et m! désigne la factorielle m, c’est-à-dire le produit 123m.

La rapidité de la convergence de R est stupéfiante : 1R1 ne diffère de  que de moins de 107 et chaque terme supplémentaire fait gagner huit ordres de grandeur à la précision ! (1R2 est indistinguable de  pour les procédés de calculs ordinaires en « simple précision »).

 

Des séries avec la somme des chiffres des entiers

On peut trouver de nombreuses séries convergentes dont on sait exprimer de manière « simple » et parfois inattendue la somme. Voici encore deux exemples classiques :

D=121+3141+=log2

(ce dernier nombre est le logarithme naturel de 2 et vaut 0693147) et, maintenant en se restreignant aux entiers impairs, surprise :

131+5171+=4

Ce sont deux nombres transcendants dont le rapprochement peut paraître insolite. L’analyse complexe permettrait d’expliquer leur cousinage mais cela nous entraînerait un peu trop loin.

Nous donnons maintenant un exemple peut-être non conventionnel.

Notons s(k) la somme des chiffres du développement décimal de l’entier k (par exemple si k=23, on a s(k)=5). Alors la série de terme général s(k)k(k+1) converge et sa somme est 910log10. Autrement dit

12s(1)+23s(2)+34s(3)+45s(4)+=112+123+234++145+=910log10

Les lecteurs trouveront des séries du même genre dans l’article [ASS-07] (voir aussi la version prétirage de cet article). Nous ne résisterons pas au plaisir de citer deux autres de ces séries que l’on trouvera dans un article de Sondow : soit N1(n) (respectivement N0(n)) le nombre de 1(respectivement de 0) dans le développement binaire de l’entier n. Alors la constante d’Euler  (que nous avons déjà vue ici) et ce que Sondow appelle la constante d’Euler « alternée »  que l’on peut définir respectivement par

:=n11nlnnn+1 

(comme vu plus haut) et

:=n1(1)n11nlnnn+1=log4 

permettent de donner la somme des deux séries ci-dessous :

n12n(2n+1)N1(n)+N0(n)= 

et

n12n(2n+1)N1(n)N0(n)= 

d’où l’on tire aussi

n1s2(n)2n(2n+1)=2+log4 

où s2(n) est la somme des chiffres binaires de l’entier n. On conjecture qu’aussi bien  que  sont irrationnels (et même que  et  sont transcendants) mais cette conjecture est toujours ouverte.

 

Un mot sur les produits infinis

De même qu’on s’est intéressé ci-dessus à des expressions du genre u1+u2+u3+, de même on peut s’intéresser à des produits infinis du genre u1u2u3. Si l’on suppose que tous les facteurs du produit sont strictement positifs, prendre le logarithme permet de se ramener à l’étude de séries : en effet il suffit d’écrire log(u1u2un)=logu1+logu2++logun. Et pourtant, comme pour les séries par rapport aux suites, les produits infinis ont un intérêt propre.

Nous nous contenterons d’allécher (peut-être) nos lecteurs avec deux exemples. Le premier est dû à Viète (1540-1603, il est considéré de nos jours comme le premier ou l’un des tout premiers algébristes modernes), et c’est semble-t-il l’un des premiers exemples historiques de produits infinis

2222+222+2+2=2 

 

Le second exemple que nous donnerons ici est peut-être peu connu. Définissons la suite (a(n)) par

  • a(n)=1 si la somme des chiffres de l’entier n en base 2 est paire,
  • a(n)=1 si cette somme est impaire.

(Par exemple si n = treize, treize s’écrit 1101 en base 2, donc a(13)=1, et si n = quinze, quinze s’écrit 1111 en base 2, donc a(15)=+1.) On conviendra aussi que a(0):=1. Alors

21a(0)43a(1)65a(2)=22 

Les lecteurs pourront s’amuser à vérifier que les produits partiels sont respectivement

12               3412               78563412               

 

Conclusion

Je ne sais pas si (mais j’espère que) des lecteurs auront été « fascinés », intéressés ou même amusés par ces exemples. Je signalerai seulement pour finir comme référence sur la Toile pour des séries ou produits infinis non conventionnels la page de J. Sondow.

 

Remerciement : L’auteur tient à remercier toutes les personnes qui ont relu le texte initial, avec une mention particulière pour G. Jouve et F. Le Roux qui ont suggéré plusieurs améliorations, et une mention spéciale pour J. Buzzi, qui a considérablement enrichi cet article.

Courte bibliographie

[ASS-07] J.-P. Allouche, J. Shallit, J. SondowSummation of series defined by counting blocks of digits, Journal of Number Theory 123(2007), 133-143.

[BR-01] K. Ball, T. Rivoal, Irrationalité d’une infinité de valeurs de la fonction zêta aux entiers impairs, Inventiones Mathematica 146 (2001), 193-207.

[Coppo] M. A. CoppoUne histoire des séries infinies d’Oresme à Euler, Gazette des Mathématiciens 120 (2009), 39-52.

[DMFP-82] F. M. Dekking, M. Mendès France, A. van der PoortenFolds!, The Mathematical Intelligencer 4 (1982), 130-138, 173-181, 190-195.

[T-00] T. RivoalLa fonction zêta de Riemann prend une infinité de valeurs irrationnelles aux entiers impairs, Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, Paris, Série I, Mathématiques 331 (2000), 267-270.

[S-80] K. B. Stolarsky, Mapping properties, growth, and uniqueness of Vieta (infinite cosine) products, Pacific J. Math. 89 (1980), 209-227.

[vdP-79] A. van der Poorten, A proof that Euler missed... Apéry’s proof of the irrationality of zeta(3), The Mathematical Intelligencer 1 (1979), 195-203.

[Z-04] W. ZudilinArithmetic of linear forms involving odd zeta values, Journal de Théorie des Nombres de Bordeaux 16 (2004), 251-291.

P.S. :

La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient pour leur relecture attentive, les relecteurs dont le pseudonyme est le suivant : Frédéric Le Roux, Guillaume Jouve, chuy .

Notes

[1Archimède (287 avant J.C. - 212 avant J.C.).

[2Leonard Euler (1707-1783).

[3] Cette estimation est également due à Euler.

[4Joseph Fourier, mathématicien et préfet (1768-1830). La théorie des séries de Fourier permet d’écrire une fonction comme une série de fonctions sinus et cosinus multipliées par des constantes. Ces fonctions trigonométriques font intervenir le nombre .

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Pour citer cet article : Jean-Paul AlloucheSommes de séries de nombres réelsImages des Mathématiques, CNRS, 2010. En ligne, URL :http://images.math.cnrs.fr/Sommes-de-series-de-nombres-re...

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