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06/12/2010

Imparité rythmique

Imparité rythmique


André Bouchet -  e-mail 


Article déposé le 20 octobre 2010. Toute reproduction pour publication ou à des fins commerciales, de la totalité ou d'une partie de l'article, devra impérativement faire l'objet d'un accord préalable avec l'éditeur (ENS Ulm). Toute reproduction à des fins privées, ou strictement pédagogiques dans le cadre limité d'une formation, de la totalité ou d'une partie de l'article, est autorisée sous réserve de la mention explicite des références éditoriales de l'article.  

Version [pdf] (157 ko, 9 pages)






SOMMAIRE 





Motivation

Dans un article récent Marc Chemillier a étudié deux exemples de structure mathématique associés à des répertoires musicaux de sociétés africaines de tradition orale. L'un de ces exemples concerne une structure rythmique asymétrique utilisée entre autres par les Pygmées Aka, un peuple de chasseurs-cueilleurs vivant dans la forêt tropicale, au sud-ouest de la République centrafricaine, dans la vallée de la Lobaye.

L'ethnomusicologue Simha Arom a observé que ces rythmes africains ont un aspect asymétrique caractéristique, obtenu en combinant des durées successives de 2 et 3 unités. Considérons par exemple la suite de durées 32222322222 et représentons la sur un cercle (voir la Figure 1 ci-dessous extraite de l'article "Mathématiques de la musique d'Afrique centrale" de Marc Chemillier)  pour signifier qu'elle est répétée plusieurs fois. La propriété, appelée imparité rythmique, exprime le fait qu'on ne peut couper le cercle en deux parties égales faites de durées successives.

Figure 1



Un mot rythmique est une séquence finie m=x0x1…xl-1 dont chaque terme xi est égal à l'entier 2 ou 3. L'entier l est la longueur de m et l'entier h=∑0≤i<lxi est la hauteurde m. Le mot rythmique m est impair s'il n'existe aucun sous-mot xixi+1…xj-1, 0≤i<j≤l, de hauteur égale à h/2. Il est évident qu'un mot rythmique est impair si sa hauteur est un entier impair. Nous proposons quelques caractérisations et une construction des mots rythmiques impairs de hauteur paire.

1. Énoncé des résultats de base

1.1 Test de l'imparité rythmique

Notons R l'ensemble des mots rythmiques et ε le mot rythmique de longueur nulle. Soit δ la permutation de R définie par δ(ε)=ε et δ(au)=ua,a∈{2,3},u∈R. Lesconjugués d'un mot rythmique m sont les mots de la forme δk(m) pour tout entier k.

Le préfixe de longueur λ d'un mot rythmique m=x0x1…xl-1, l≥λ, est le mot x0x1…xλ-1. Le mot xixi+1…xj-1, 0≤i<j≤l, est le préfixe de longueur j-i du mot conjuguéδi(m). Un mot rythmique m de hauteur h est donc impair si et seulement si tout préfixe de tout conjugué de m est de hauteur différente de h/2. La caractérisation suivante affirme que l'on peut tester l'imparité rythmique en examinant seulement les préfixes d'une longueur fixe.


Lemme 1 Un mot rythmique m de hauteur paire égale à 2h est impair si et seulement si les deux conditions suivantes sont réalisées :
- La longueur de m est impaire, soit 2l+1.
- Les préfixes de longueur l des conjugués de m ont une hauteur égale à h-2 ou h-1.

Exemple Le mot rythmique m= 332323323 engendre par répétition le rythme mokongo des pygmées Aka. Chacun des conjugués, listés ci-dessous en appliquant itérativement δ, engendre le même rythme.

332323323, 323233233, 232332333, 323323332, 233233323, 332333232, 323332323, 233323233, 333232332

La longueur de m est 2l+1=9 et sa hauteur est 2h=24. Chaque préfixe de longueur l=4 d'un conjugué de m a une hauteur égale à h-2=10 ou h-1=11. Il s'ensuit que m est impair d'après le lemme.

Preuve du Lemme 1


1.2 Appariement d'un mot rythmique

À partir de maintenant les opérations arithmétiques sur les indices d'un mot m=x0x1…xl-1 seront effectuées mod l. Soit un entier d tel que 0<d≤l/2. Un appariement de m à distance d est une partition du sous-ensemble d'indices {i:0≤i<l,xi=3} en paires d'indices de la forme {j,j+d}.

Théoreme 1  Un mot rythmique m de hauteur paire est impair si et seulement si les deux conditions suivantes sont réalisées :

- La longueur de m est impaire, soit 2l+1.

- Le mot m admet un appariement à distance l.

Exemple (suite) Répartissons les valeurs successives de m le long d'un cercle trigonométrique (la première lettre de m figure le plus à droite). Les trois cordes représentent un appariement à distance 4.

Figure 2


Preuve du Théorème 1

2. Applications

2.1 Lecture par sauts

Soit un mot m=x0x1…xl-1 et un entier p premier avec l. Notons m(p) le mot de longueur l obtenu en lisant les lettres de m de façon circulaire en partant de l'indice 0 et en sautant à chaque fois p indices plus loin pour lire la prochaine lettre. Formellement, si l'on pose m(p)=y0y1…yl-1, on a 

yi=xip, 0≤i<l  (1)

en calculant chaque produit ip mod(l).

Puisque p est premier avec l il existe un entier q tel que qp=1 mod(l). On a alors 

yiq=xiqp=xi,0≤i<l  (2)

Il s'ensuit que m(p)(q)=m  (3)

Corollaire 1  Un mot rythmique m de hauteur paire est impair si et seulement si les deux conditions suivantes sont réalisées :

- La longueur de m est impaire, soit 2l+1.
- Le mot m(l) admet un appariement à distance 1.

Remarque  Posons mʹ=m(l). On retrouve le mot m en appliquant la relation (3) avec q=-2, soit m=mʹ(-2).

Exemple (suite) On vérifie que mʹ=m(4)=323322333. Le mot mʹ admet l'appariement A={{2,3},{6,7},{8,0}} à distance 1, qui est représenté ci-dessous. On vérifie que m=mʹ(-2) (lecture circulaire de mʹ par sauts successifs de 2 positions vers la gauche).

Figure 3


Preuve du corollaire 1

2.2 Réduction d'un mot rythmique bien apparié

Propriété 1 Si un mot rythmique de longueur impaire admet un appariement à distance 1 alors cet appariement est unique.

Posons les définitions suivantes pour un mot rythmique mʹ de longueur impaire qui admet un appariement A à distance 1 (unique d'après la propriété précédente). Un sous-mot réductible de mʹ est un sous-mot égal à 33 dont les indices forment une paire appartenant à A. Le mot mʹ est bien apparié si chaque occurrence de 3 apparaît dans un sous-mot réductible. La réduction d'un mot mʹ bien apparié est le mot binaire (sur l'alphabet {0,1}) obtenu en remplaçant chaque occurrence de 2 par 0 et chaque sous-mot réductible par 1.

Exemple (suite)  Marquons chaque sous-mot réductible en l'écrivant sous un chapeau, soit mʹ=3233̂2233̂3. On voit que mʹ n'est pas bien apparié à cause de la première et de la dernière occurrence de 3 qui n'apparaissent pas dans un sous-mot réductible. Par contre δ(mʹ)=233̂2233̂33̂ est bien apparié. La réduction de δ(mʹ) est égale à 010011. 

De façon générale on vérifie facilement que si un mot rythmique mʹ de longueur impaire admet un appariement à distance 1 sans être bien apparié alors δ(mʹ) est bien apparié.


Preuve de la Propriété 1

Nous venons de voir comment associer un mot binaire à un mot rythmique impair de hauteur paire. Nous allons maintenant faire le chemin inverse.

2.3 Construction des mots rythmiques impairs de hauteur paire

Soient deux entiers positifs p et q. Nous désirons énumérer l'ensemble R=R(2p+1,2q) des mots rythmiques impairs de hauteur paire comprenant 2p+1 occurrences de 2 et2q occurrences de 3. Ce n'est pas l'énumération complète de R qui nous intéresse car deux mots conjugués engendrent le même rythme par répétition. Il importe plutôt d'énumérer les classes de conjugaison contenues dans R en fournissant un représentant dans chacune d'entre elles.

Disons de façon générale qu'un ensemble de mots C {em représente} un ensemble de mots M si C contient un élément et un seul de chaque classe de conjugaison incluse dans M. Il s'agit donc de construire un ensemble de mots qui représente R. Nous allons voir que ce problème peut se ramener à celui de la construction d'un ensemble de mots qui représente l'ensemble B=B(2p+1,q) des mots binaires (sur l'alphabet {0,1}) contenant 2p+1 occurrences de 0 et q occurrences de 1.

Soit un mot b∈B. Remplaçons chaque occurrence de 0 par 2 et chaque occurrence de 1 par le mot 33. Nous obtenons ainsi un mot mʹ dans l'ensemble A=A(2p+1,2q)des mots rythmiques admettant un appariement à distance 1 et contenant 2p+1 occurrences de 2 et 2q occurrences de 3. Considérons la fonction f:B→A définie parf(b)=mʹ. Le mot m=mʹ(-2) appartient à R d'après le corollaire 1 et la remarque qui suit. Considérons la fonction g:A→R définie par g(mʹ)=m. La composée h=g∘f associe à tout mot b∈B un mot h(b)∈R.

Corollaire 2 Si C est un ensemble de mots qui représente B alors h(C) représente R.

Exemple  L'ensemble B(3,3), qui contient quatre classes de conjugaison, est représenté par C={000111,001011,001101,010101} (le minimum lexicographique a été choisi dans chaque classe de conjugaison). Le tableau ci-dessous reprend une partie de la table 2 d'un article de Marc Chemillier et Charlotte Truchet [1]. Il détaille la construction d'un mot rythmique impair de hauteur 24 pour chaque élément b∈C.

  b m' m = m'(-2)
1 000111 222333333 233323332
2 001011 223323333 233323323
3 001101 223333233 233323233
4 010101 233233233 233233233



Preuve du Corollaire 2

Remarques  Le mot rythmique de la ligne numéro 1 engendre le rythme mokongo. Celui de la ligne 2 engendre le rythme mokongo rétrograde. Celui de la ligne 3 n'est pas utilisé dans un rythme connu. Le mot rythmique 4 a une période égale à 3 ; il engendre le même rythme que 233.


Conclusion

Le théorème 1 donne une caractérisation facile à vérifier de l'imparité rythmique. La section 2.3 établit une bijection entre l'ensemble de mots rythmiques R(2p+1,2q) et l'ensemble de mots binaires B(2p+1,q), dont la compréhension est très simple. Cependant la construction donnée dans cette section manque de naturel en requérant de calculer le mot mʹ(-2) à partir d'un mot binaire mʹ appartenant à B(2p+1,q).

Nous préférons la construction suivante d'un mot rythmique impair. Pour la décrire convenons de dire que, pour un nombre impair positif 2p+1, le nombre p en est lamoitié.

Partons d'un mot rythmique impair de longueur 2p+1 ne contenant que des occurences du symbole 2 réparties sur un cercle. Plaçons une occurence du symbole 3 n'importe où sur le cercle sauf en un point où l'on a déjà placé une occurence de 2. En parcourant le cercle à partir de cette occurence de 3 sautons par dessus un nombre d'occurences de 2 égal à la moitié du nombre de symboles écrits initialement (la moitié est ici égale à p) et plaçons alors une nouvelle occurence de 3. On peut recommencer la même opération en écrivant sur le cercle une nouvelle occurence de 3 et, après avoir sauté la moitié des occurences déjà placées (la moitié est maintenant égale à p+1), en écrivant une nouvelle occurence de 3. Et ainsi de suite en prenant la précaution de sauter successivement au dessus de p+2, p+3, … occurences déjà placées avant d'écrire une seconde occurence de 3.

La validité de la construction peut se vérifier à partir du théorème 1. Elle est simple en exigeant seulement de sauter au dessus de symboles déjà écrits en les comptant jusqu'à la moitié de ces symboles. Un principe semblable pourrait-il avoir été utilisé dans la construction originale des rythmes des pygmées Aka ?

Il faut signaler ici que Marc Chemillier a déjà décrit une construction des rythmes impairs en appliquant successivement, à partir du couple de mots (ε,ε), deux transformations a:(u,v)↦(3u,3v) et b:(u,v)↦(v,2u), où (u,v) est un couple de mots. Si la transformation b est appliquée un nombre impair de fois et si (u,v) est le couple de mots final, alors uv est un mot rythmique impair. Est-il possible de relier cette transformation aux méthodes introduites dans cette note ?



Bibliographie

[1] Marc Chemillier et Charlotte Truchet, Computation of words satisfying the "rhythmic oddity property" (after Simha Arom's works), Information Processing Letters86 (2003) 255-261. 

[2] Marc Chemillier, "Mathématiques de la musique d'Afrique centrale", CultureMATH, 2009 

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