03/12/2010
Les « harmonies cachées » de Cédric Villani, médaille Fields 2010
Le 26 août dernier, le mathématicien Cédric Villani recevait la prestigieuse médaille Fields, équivalent du prix Nobel pour cette discipline. Auteur de près d'une cinquantaine de publications, ce chercheur a bien voulu répondre aux questions de Futura-Sciences.
Après avoir enseigné à l'École normale supérieure de Lyon, Cédric Villani est aujourd'hui professeur à l'université de Lyon et assume par ailleurs la charge de directeur de l'institut Henri Poincaré depuis 2009. En compagnie de Ngo Bao Chau, un autre mathématicien français, de l'Israélien Elon Lindenstrauss et du Russe Stanislav Smirnov, il s'est vu attribuer la médaille Fields 2010.
Ce prix prestigieux récompense les travaux de Cédric Villani sur l'équationde Boltzmann et le transport optimal. En 2009, le mathématicien avait expliqué cette question dans un dossier de Futura-Sciences, l'abordant en termes simples et en remontant l'histoire de ce problème séculaire. Cédric Villani revient pour nous sur son travail original et nous fait part de ses réflexions sur la recherche française.
Cédric Villani maîtrise l'équation de Boltzmann mais aussi l'art de nouer une lavallière. Par ailleurs, il aime les araignées (et aussi, paraît-il, les marsupilamis). © Pierre Maraval
Futura-Sciences : Tout comme pour Pierre-Louis Lions, qui fut votre directeur de thèse, l'équation de Boltzmann occupe une place importante dans vos travaux : en quoi est-ce un bon problème ?
Cédric Villani : On trouve de tout dans l'équation de Boltzmann, et d'ailleurs les directions que j'ai le plus explorées ne sont pas les mêmes que celles explorées par Pierre-Louis Lions. L'équation de Boltzmann est un carrefour entre la mécanique des fluides (variations des caractéristiques des gaz), la physique statistique (grands systèmes de particules) et la théorie de l'information (augmentation de l'entropie). Cet assemblage lui confère une connotation unique et une richesse théorique qui va bien au-delà de son importance pratique. Dans mon cas les deux questions qui ont le plus retenu mon attention sont la régularité induite par les interactions à longue portée et la production d'entropie. Le premier problème est lié à des questions fondamentales de régularisation pour des équations dégénérées, le second mêle la mécanique des fluides, la théorie de l'information et diverses inégalités développées au départ en théorie quantique des champs ou enélasticité... On touche bien ici l'universalité des mathématiques et la richesse des problèmes issus de la physique.
FS : Quelle intuition vous a permis de mettre en relation l'équation de Boltzmann et le transport optimal ?
Cédric Villani : La relation entre l'équation de Boltzmann et le transport optimal est bien antérieure à mes travaux ! C'est le chercheur japonais Hiroshi Tanaka qui a compris, dans les années 1970, que la distance du transport optimal (techniquement parlant, la distance quadratique) ne peut que décroître le long des solutions de l'équation de Boltzmann spatialement homogène à interactions maxwelliennes (un modèle où les particules interagissent par des forces inversement proportionnelles à la puissance 5 de la distance). En d'autres termes, vous prenez deux solutions de cette équation, chacune associée à un profil de vitesses qui évolue au cours dutemps : à mesure que le temps passe il est de plus en plus facile de transporter le premier profil de vitesses vers le second profil.
C'est par Giuseppe Toscani (Pavie) que j'ai entendu parler pour la première fois de cette contribution de Tanaka et il se trouve que Yann Brenier, qui m'encadrait à l'École normale supérieure, était spécialiste du problème de transport optimal. Il m'a proposé de co-organiser un petit colloque consacré à ce problème de transport ; c'est là que j'ai rencontré Felix Otto, qui était en train de développer un formalisme révolutionnaire pour le transport optimal, basé sur la géométrie différentielle. J'ai été tout de suite frappé par le formalisme et je l'ai bien intégré. Quelques semaines plus tard, je me suis rendu compte en lisant un cours de Michel Ledoux (Toulouse) qu'un certainthéorème mentionné dans ce cours pouvait se démontrer par un chemin alternatif basé sur la vision géométrique de Otto.
C'était le point de départ de mon premier article avec Otto, qui reste à ce jour le plus cité de tous mes articles car il établit un pont entre deux domaines distincts de l'analyse. Dans la suite de mes travaux, ma culture de l'équation de Boltzmann et des phénomènes de transport m'a permis d'explorer le transport optimal de manière originale et efficace, mais comme vous le voyez, en fait d'intuition il y a surtout beaucoup de hasard et d'opportunités à saisir, le principal étant de rester curieux et ouvert d'esprit !
FS : Pensez-vous que vos travaux trouveront une application à l'étude des équations de Navier-Stokes ?
Cédric Villani : J'en doute fort ! En tout cas certainement pas Navier-Stokes incompressible, dont le lien avec Boltzmann est très indirect. Pour tout dire, le problème de la régularité de Navier-Stokes incompressible a beau être mis à prix pour un million de dollars, il me laisse de marbre, il ne rentre pas dans ma sensibilité mathématique.
FS : Quelles sont les conséquences de vos recherches pour les autres sciences ?
Cédric Villani : Mes recherches sont en interaction avec la physique, l'économie ou d'autres sciences. Quelques-uns de mes collaborateurs ont récemment publié un article où ils explorent les conséquences économiques d'un problème de géométrie différentielle relié à la régularité des solutions du transport optimal. Plus près de moi, récemment j'ai pu convaincre l'un de mes collaborateurs, spécialiste de simulations numériques, que l'un de ses codes donnait des résultats aberrants. L'une des raisons était que le comportement était en contradiction avec un de mes résultats théoriques. Ces conséquences sont modestes et je suis clairement un mathématicien, cependant j'ai très régulièrement l'occasion de discuter avec des physiciens ou de faire des exposés devant des parterres de physiciens, voire de leur suggérer des pistes de recherche.
FS : Quel est votre guide dans vos recherches ? Avez-vous un but particulier que vous souhaiteriez atteindre ?
Cédric Villani : Ce qui guide mes recherches : la curiosité, la conviction qu'il y a quelque chose d'intéressant à comprendre, des harmonies cachées... Un certain nombre de problèmes me tiennent particulièrement à cœur, surtout ceux qui sont liés à beaucoup d'autres questions. La régularité des solutions de l'équation de Boltzmann en est un. Il y a un certain problème de caractérisation de la courbure de Ricci qui me tient beaucoup à cœur, et puis d'autres pistes à explorer en physique des plasmas et des galaxies.... Je ne vais pas tous les citer !
FS : Que pensez-vous de la « déraisonnable efficacité des mathématiques », dont parlait Wigner ?
Cédric Villani : C'est un mystère sur lequel se sont extasiés Einstein, Poincaré et bien d'autres. On ne peut que constater cette efficacité, je n'aurai pas la prétention de l'expliquer. Il est incroyable que le monde, si complexe et incompréhensible qu'il puisse paraître, soit ainsi fait qu'on puisse isoler certaines caractéristiques abstraites fondamentales qui permettent de le comprendre, ou au moins de comprendre certains de ses aspects.
En conférence. © Doppler Institute
FS : Selon vous, vaut-il mieux parler en mathématiques de découverte ou d'invention ?
Cédric Villani : Il s'agit de découvertes, je ne le pense qu'ainsi ! La plupart de mes contributions marquantes ont consisté à mettre à jour des liens que personne, moi compris, ne soupçonnait. L'une, récente, est un lien entre la théorie de Kolmogorov-Arnold-Moser des systèmes mécaniques « presque intégrables » et la théorie non linéaire de l'amortissement Landau en physique des plasmas. Je n'en suis toujours pas revenu de la série de coïncidences qui m'a mené à trouver ce lien, j'aurais été bien en peine de l'imaginer. Bien sûr ce n'est qu'une impression personnelle… En fait il est impossible de trancher le vieux débat découverte-invention par des arguments scientifiques, cela relève de la conviction philosophique.
FS : Comment voyez-vous l'avenir de la recherche en France ?
Cédric Villani : L'avenir sera beau si quelques ajustements sont réussis. Plusieurs facteurs contribuent à une grande inquiétude ambiante actuellement : les mutations des institutions (Agence nationale de la recherche, AERES, réforme du CNRS, loi d'autonomie des universités), le poids accru sur la scène internationale d'indicateurs inadaptés (classement de Shanghai, impact factor), la chute des effectifs dans les filières scientifiques qui rend critique la situation des « petites » universités, nombreuses en France. Là-dessus est arrivé le très maladroit discours de Nicolas Sarkozy en janvier 2009 qui a mis le feu aux poudres, à un moment où la recherche avait besoin plus que jamais de se sentir en confiance.
Cependant les nouvelles institutions ne marchent pas mal : à l'usage, l'ANR est un bon pourvoyeur de moyens, même si à mon avis elle fait la part bien trop belle aux projets et devrait laisser plus de place à l'improvisation. L'AERES joue bien son rôle, au moins en mathématiques pour ce que j'en ai vu. Quant à la loi d'autonomie des universités, elle est très délicate à mettre en œuvre mais je pense qu'elle sera très bénéfique si le dispositif est simplifié et que l'on ne reste pas prisonnier des lourdeurs administratives. Ensuite ce sera aux chercheurs de s'organiser dans les universités pour mettre en place pouvoirs et contre-pouvoirs, et garantir la compétitivité sur la scène internationale. Si nous n'y arrivons pas, nous ne pourrons nous en prendre qu'à nous-mêmes !
Une caractéristique de la recherche française est le poids de nombreuses institutions assez spécifiques et très performantes : grandes écoles, CNRS, Inria, etc. La bonne articulation de ces organismes avec les universités (lieu naturel où se fait la recherche) est un défi majeur qui permettra de valoriser nos atouts. Tout le monde gagnera à renforcer les liens entre la recherche et les écoles d'ingénieurs, ainsi d'ailleurs que les liens entre la recherche et les entreprises (débat délicat car il ne faut en aucun cas sacrifier l'indépendance de la recherche).
De manière générale, on pourrait beaucoup gagner en efficacité en assouplissant l'administration, les contrôles, les évaluations, etc. Il faut parfois respecter l'esprit des textes plutôt que leur lettre ; cela demande du bon sens, de la souplesse et de l'intelligence administrative, et la réaffirmation du principe selon lequel l'administration doit se mettre au service du chercheur et non l'inverse. Nous avons de gros progrès à faire en ce sens, même si la situation française est considérablement meilleure qu'au niveau européen, où je pense que tout est à refaire. Dans l'ensemble les problèmes sont assez bien identifiés, je suis confiant en notre capacité à les résoudre.
Source : http://www.futura-sciences.com/fr/news/t/mathematiques-1/...
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